Il s’est précipité hors de la scène du monde. Il a mis fin à ses jours. Il s’est suicidé. Nous le connaissions, pour l’avoir fréquenté durant douze ans. Pour autant le connaissais-je ? Lors d’une scène du film Mon roi, réalisé par Maiwenn, Tony (Emmanuelle Bercot) réplique à Giorgio son mari (Vincent Cassel), « Mais en fait, je ne te connais pas ? », s’exclame –t-elle. Mais il s’agit ici de la scène amoureuse et familiale. Alors que pour cet homme d’un peu plus de quarante ans, père et mari, nous nous étions côtoyés sur la scène professionnelle, de celles que peut offrir un grand groupe multinational. Je, nous, pouvons au moins dire ceci : il n’était pas mélancolique, de tempérament. C’était un homme vif, certes un peu nerveux peut-être, souvent avec une pointe d’humour aux lèvres (du moins dans notre souvenir). Entreprenant aussi, puisqu’il a fini par monter sa propre agence, se déprenant de son poste salarié depuis vingt ans, où il était apprécié et où il se fondait aisément dans les équipes de travail auxquelles il appartenait comme responsable. Parlons plutôt de raptus suicidaire, puisqu’il n’était pas d’un tempérament dépressif. Raptus suicidaire est le terme glissé par le psychiatre à Ilma Schöffel.
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Avec le terme de tempérament, nous choisissons de rester dans un grand angle, évitant toute interprétation hâtive. Quelle en est la cause, ou l’origine ? Nous n’en savons rien à ce jour. Justement, de ce « savons rien » nous en ferons notre point de départ. S’agissait-il de motifs familiaux ? De motifs professionnels ? Ce nous n’en savons rien est ce à jour l’opinion, somme toute assez fondée, puisque aucune information personnelle ou professionnelle ne nous permet d’inférer quoique ce soit. Il n’a d’autre part laissé aucune lettre, aucun document, aucun écrit. Ce « Nous ne savons rien » devient plutôt un « Nous ne pouvons rien en savoir ». De son vécu familial, rien. De son vécu professionnel, rien non plus. On peut avancer néanmoins une certitude : angoisse subite ou souffrance depuis trop longtemps établie, il n’était, à ses yeux, plus digne de vivre. L’indignité l’a réduite à n’être plus personne d’estimable, de fréquentable. Aux yeux de qui ? De tous, vraisemblablement. Tous, c’est-à-dire un regard anonyme au départ, le sien propre peut être, ou bien un regard trop particulier, trop proche, mais qui en tous cas a fini par gagner toute la scène, toutes les scènes qu’il pouvait fréquenter, et où il s’est senti devenir infréquentable. Un regard devant lequel il s’est brusquement senti misérable. Oui, sa vie professionnelle avait une place très importante, çà nous le savons. De quel poids était sa vie familiale, en contrepoint ? Impossible de jauger de l’état de cet équilibre.
Evidemment la manière qu’il a choisie pour mettre fin à ses jours est plutôt plus glaçante qu’une autre, triste, comparée à celles que l’on peut imaginer. Il était décidé. Nous n’entrerons dans les détails. En tous cas, on ne s’en va pas comme cela, la fleur à la bouche, au zénith de la gaîté. Est-ce l’usure causée par l’âpreté de la lutte pour la vie, selon son Idéal professionnel, qui l’a grignoté ? Une autre certitude aussi : il n’a pas anticipé cette précipitation dans l’acte d’en finir. Il n’en a pas eu le souci, les moyens. Peut-être avait-il oublié qui il était au fond de lui, peut-être avait-il oublié cet être qui aurait dû lui dicter ses propres limites. Ou peut-être quelque chose lui a-t-il brutalement rappelé ce qu’il était et par contrecoup, ce qu’il ne pouvait être ? Ce qu’il était, qu’est à dire ? Par exemple, à quel point il était conformé par son histoire personnelle. Comment son histoire personnelle et son histoire professionnelle se sont-elles télescopées ? Cette dernière question créée selon nous comme une erreur de perspective. Elle compacte, condense, deux questions, selon le vecteur directionnel qu’on établit entre ces deux histoires. Soit la première : comment son histoire personnelle a incidé sur son histoire professionnelle ? Ou bien cette autre : comment son histoire professionnelle a créé des dommages dans sa vie personnelle en activant, à son insu, des éléments troublants et perturbants.
En tous cas ce memorial ne vaut il pas mieux que l'indifférence ?
Mentionnons à ce propos ce site internet qui donne la parole aux membres de la famille, proches, à l'ami, au collègue, au témoin lorsque cette disparition a une origine bien particulière
http://www.detressesautravail.org/
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