Les quelques phrases, concernant la langue, de l'article d'Eric Laurent : "Angoisse de la mort et quantification du lien social" [i]sont moins anodines qu'il peut y paraître. " Dans leur incongruité, ces entités révèlent que la première chose qu'institue la "santé mentale", est une mort de la langue. Elle met à distance la charge d'affect de la langue commune, en lui substituant un pidgin administratif, une langue artificielle", écrit-il. Dans ce passage il s'agit d'une critique du DSM ( Diagnostic and Statistical Manual) qui établit les descriptions des entités psychiatriques et s'est imposé dans le champ de la psychiatrie.
Ce que nous relevons dans ce passage est le lien de la langue et de la charge d'affect. Il y a aujourd'hui des usage particuliers de la langue et, pour préciser davantage, une sophistication accentuée des manières de déconnecter la langue de l'affect. Nul doute que la civilisation ultra technologisée qui s'est mise en place et va se déployer de manière plus étendue et plus rigide [ii], ne contribue encore davantage, dans ses relations à la langue, à cette déconnexion. Cette question s'est depuis longtemps invitée dans le cabinet du psychanalyste.
D'abord, relevons le paradoxe qu'elle soulève. Si d'une part, la manipulation et les usages de la langue et des mots ont des effets immédiats d'assimilation et d'absorption sur chacune des personnes d'un public massifié, il semble d'autre part très difficile de moraliser cette manipulation, tant la langue se prête elle même à cette plasticité, n'étant soumise à quelque norme que ce soit, et du fait aussi qu'elle emporte très vite l'assentiment passif de ce public, qui dans l'ensemble le reprend sans aucune distance et en favorise la diffusion. Eric Laurent en donne un exemple avec le chiffre RPS (Risques Psycho Sociaux) qui rature, gomme, la notion de souffrance au travail. Mais la langue et ses usages n'appartiennent à personne, et rien d'illicite ne semble s'opposer à cette manipulation qui se fait de manière automatique. Qui manipule ? Personne, dans le même temps où tout le monde se ment. C'est là un des éléments du problème.
Le livre de Victor Klemperer LTI, la langue du III ème Reich est tout entier consacré à cette question de la langue. A propos par exemple du verbe "monter" extrait d'un discours de Goebbels, puis qui s'est diffusé dans la presse japonaise, il écrit : " l'insensibilité absolue au sens mécanique de ce verbe vient de ce qu'il est employé plusieurs fois à propos d'une organisation [...] LTI [...], elle est envahie d'expressions mécaniques et ne sent pas la rupture de style et l'indignité de combinaisons telles qu'une organisation montée".[iii] Ici on peut relever l'effet voulu par le discours ou les discours dominants : rendre les mots insensibles à l'auditoire ou au lectorat pris en masse, cependant qu'ils emportent, en termes d'actes, des conséquences dramatiques pour chaque personne isolément.
Nous ferons ici état de quelques amorces vraiment minimes au regard de l'ampleur de la question, mais dont nous voudrions ultérieurement multiplier les angles d'ouverture.
L'usage aujourd'hui de l'anglais, non seulement dans le monde des affaires et les échanges commerciaux, mais au sein même des entreprises multinationales entre leurs salariés, relève de cette sophistication d'un usage de la langue dont la déconnexion avec les affects est radicale, et favorise ce que Klemperer appelle " la mécanisation de l'existence humaine" [iv]. Dans une de ses présentations cliniques, le psychanalyste Jacques Lacan [v ]montrait par exemple, combien pour l'homme qui lui exposait à ce moment ses difficultés, il était nécessaire d'utiliser la langue française, mettant ainsi à distance les affects qui eux étaient localisés et véhiculés par le dialecte corse parlé dans l'intimité familiale.
Autre point : Aujourd'hui dans le champ de la santé publique et sur le site de l'ARS ( Agence régionale de santé) une expression par exemple fait florès, parmi de nombreuses autres : "Démocratie sanitaire". A vue de nez, et en prenant rapidement en compte l'étymologie, cette expression semble ajustée. Relevons pourtant le télescopage entre deux champs sémantiques.
Celui de la politique dans lequel a cours le terme de démocratie, et celui dela santé qui se relie à celui de sanitaire. Démocratie sanitaire est encore choquant, l'expression le restera t elle encore dans quelque temps? Elle est choquante car elle accrédite l'idée dans le public qu'il y a démocratie sur ce point, que chacun en est l'acteur, ou en décide. D'autre part il faudrait dérouler la pelote de laine que constitue ce mot. Un terme comme "égalité" par exemple ne fait il pas partie des résonances implicites?
Pris selon une autre perspective, on peut entendre le mot "sanitaire" comme le terme pudique, mais plus étendu dans son application, de celui d"hygiénique", transportant ainsi avec lui des relents de l'hygiènisme du XIX siècle, quand il apparaît aujourd'hui que le " comportement sanitaire" de la personne constitue un paramètre de sa prise en charge par les sociétés d'assurances, soit un hygiénisme croisé à des préoccupations productivistes.
Bref le rapport de la langue et de l'affect nous semble au coeur de la question. Ajoutons que c'est quand même Freud qui l'a formulée à propos de ses cas cliniques de patients obsessionnels.
Autre point qui la prolonge , celui de la relation de l'affect et du corps, de sa vitalisation et de sa dévitalisation, qu'il faudrait aussi microscoper.
Un autre point enfin. N'est il pas aussi étonnant qu'on ne puisse s'empêcher d'injecter indûment ( c'est quasiment pulsionnel!) dans les discours de la réalité technique, économique, ou autre, des particules de vérité, vérité qui apparaît alors comme absolue, puisqu'elle présente l'apparence de convenir à un très grand nombre, alors qu'il n'y a de vérité qu'au un par un des personnes. La langue est le lieu de la confusion entre le réel et le vrai. "Démocratie sanitaire" revêt l'habit du vrai et du vraisemblable, alors que la réalité et le contexte techniques et économiques sont ceux d'une productivité sans frein et d'une injuste inégalité dans l'accès aux soins. Du reste, démocratie sanitaire ne veut rien dire, n'a aucun sens, c'est cela qui, au final, est surtout choquant.
[i] Laurent E., " Angoisse de la mort et quantification du lien social", in Souffrance au travail dans les grandes entreprises- Sous la coordination de Jacques Delga, Paris, Ed Eska, 2010. Eric Laurent est psychanalyste, membre de l'Ecole de la Cause Freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse.
[ii] Ellul J., La technique et l'enjeu du siècle, Paris, Ed Economica, 2012.
[iii] Klemperer V., LTI la langue du IIIème Reich, Paris, Ed Agora, 2013, p 78-79.
[iv] Ibid., p.368
[v] Lacan Jacques, Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, 1981, p.71