Le livre très riche, informé jusqu’à l’érudition de Gilles Babinet : Big Data, Penser l’homme et le monde autrement (Le passeur Editeur) démarre par une formule expressive : « Il est vain de retenir le progrès ». N’est-ce pas là déjà un oxymore ? Le progrès sur son versant vertueux, n’est-il pas quelque chose que l’on devrait pouvoir retenir, doser, réguler ? Dans progrès résonne le grès du graduel. Si c’est bien là l’un des propos de ce livre qui mérite d’être lu de bout en bout pour avoir une idée de ce qui déjà se répand lentement comme une flaque de liquide incolore, inodore, silencieuse, insapide, et si l’auteur se situe résolument à contre-pied de l’idéologie utilitariste (p241-242 & 243) , cette expression n’en résonne que plus comme un lapsus. Un progrès sans retenue ne devient-il pas une pulsion, et c’est cela l’inquiétant. Peut-il alors se prévaloir encore du nom de progrès ? Gilles Babinet n’est pas sans le savoir et l’écrire : « Notre projet, en tant que société humaine […] il s’est construit par défaut, et […] il privilégie le développement de l’efficacité de la performance, mais aussi de la satisfaction des besoins et des pulsions comme fin en soi » (p233). Mais l’optimisme idéaliste reste néanmoins la tonalité dominante inoxydable du livre, et c’est aussi là le défaut comme la qualité du livre. Le défaut, car le progrès technologique est dans le même temps un spectaculaire regrès humain. Les médias remédiant pour nous à cette courte vue, nous en informent chaque jour. La qualité car il nous communique son enthousiasme.
Si on en a plein la bouche de « l’homme augmenté », c’est dans le même temps en omettant d’examiner ce même homme, comme diminué, soustrait, amputé, confisqué. De quoi ? Si l’on verra notre mobilité décuplée : dans l’espace, dans le savoir, dans le temps comme pérennité, la démobilisation de son désir ne deviendra-t-elle pas notre lot ? Une inertie désirante, une immobilité dont les automates sauront sauver l’apparence, nous faisant assister, comble de l’ironie, à une nouvelle version du sozdein ta fainomena aristotélicien de la machine conjuguée à l’homme : il se déplace donc le désir l’habite, donc c’est un être animé. Animé de quoi, au juste ? Ce n’est pas tant « la perte de liberté » (p239) qui nous pend au nez, et qui ne relève que d’un discours délirant car seul le fou est libre, mais l’extinction, la cessation du désir, au sens de l’élan vital. C’est sur ce point que nous retrouverons plus loin le livre de David Le Breton : Disparaître de soi (Ed Métailié / Traversées). Puisque l’accomplissement de nos volontés va être de manière accentuée et aggravée déléguée aux machines. De même le propos du livre reste attentif à la question de l’idéologie (p211-236) rejoignant les positions d’un Georges Canguilhem, quand l’auteur s’affirme comme non dupe de l’existence de l’idéologie dans le domaine des sciences (P211). Mais il ne cueille cette idéologie que dans son amalgame dans la culture d’entreprise des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), eux qui pensent qu’ils vont nous faire passer de la culture de la transhumance pour ainsi dire à celle du transhumanisme ! Courte vue de l’esprit que le leur en effet, calcul délibéré, ou inconscience, ou tout cela à la fois, quand les bœufs, ce sera bien nous, attachés au cul des machines que nous seront, à les humer, comme c’est déjà le cas avec l’écran d’ordinateur. Eux, ce seront l’élite ! C’est là le monde bi-polaire qui nous guette, et que le chômage massif et le travail précaire nous font entrevoir. La conséquence idéologique de l’automatisation étendue de la vie quotidienne est aussi un risque qui est ici relevé : « Il s’agirait donc ici d’abandonner le projet transhumaniste qui laisserait la machine nous cannibaliser et assigner à celle-ci le rôle de renforcer ce qui relève de notre irrationalité, ce qui nous rend transcendants, intuitifs, créatifs, ou fulgurants. Il s‘agirait de dépasser la foi en l’utilitarisme comme valeur sociale fondamentale » (p241). Ceci étant on reste perplexe dans cet appariement de la machine et de l’irrationalité. Intuitivité, créativité, fulgurance, prises ensemble sont des qualités qui désignent, dénoncent à 95% le sujet de l’inconscient, l’inconscient qui, à preuve du contraire, s’il est un programme unique à chacun, n’est pas une machine algorythmique. Mais peut-être faut-il aussi lire le précédent livre de Gilles Babinet L’ère numérique, un nouvelle âge de l’humanité (2014) qui, n’en doutons pas, doit être aussi bien informé et intelligent (intelligence non artificielle) pour avoir un prolongement de son propos sur ce point. Le présent livre est sympathique, dans le sens où il voudrait mettre à notre disposition et à notre portée quantité d’informations pour lesquelles nous n’avons pas nécessairement l’appareil intellectuel ni le loisir de collecter et de rapprocher une telle masse de documentation. C’est réussi. En passant,cela ne nous empêche pas de penser que le prix auquel le livre est vendu est vraiment surraprécié au regard du contenu..... Ce livre constitue une imposante force de frappe dans le paysage économique et le monde du marketing, autant qu'une charge d’ironie à l’égard des acteurs actuels des marchés. En quelques 240 pages de lecture facile, il rend à peu près caduque la « vision » (comme ils disent !) portée par les plans stratégiques de marketing successifs qui se mettent en place dans les grands groupes internationaux dans quelques domaines que soient leurs opérations, et qui peinent à accéder à la visibilité nécessaire quand l’accélération technologique se présente comme un véritable kaleidoscope. (Lire aussi à ce sujet le chapitre « Data, Big Data et…marketing ») A terme, scripsit l’auteur, nous n’aurons plus que des plateformes de vente de services continûment connectées au consommateur. Dès lors qu’une entreprise se découvrira comme telle, et munie de la technologie ajustée, qui l’empêchera de vendre tout ce qui passe par la tête de son comité directeur, moyennant quelques ajustements juridiques ? Cela ne concernera pas moins lesdits services publics qui ne manquent pas depuis des lustres de s’inspirer de cette image en miroir pour se plateformiser. C’est commencé dans le domaine de la santé et son prolongement avec la télé-santé (Lire aussi le chapitre « Vivre mieux et en meilleure santé »). Ce ne sont plus des politiques de gauches – si elles l’ont jamais été !- auxquelles nous avons à faire, mais des politiques gauches et des idées gauchies qui s’estompent, se dissipent dans le magma de l’idéologie utilitariste. Mais nous outrepassons ici le propos de ce livre.
Plateforme, n’est certainement pas un terme que l’on trouve dans le très précis livre du sociologue David Le Breton : Disparaître de soi. Mais ce dernier livre n’en est pas moins, selon nous, le contrepoint du livre de Gilles Babinet. Car même augmenté, même environné de machines les plus sophistiquées, assisté par de multiples robots, automates, reliés aux capteurs implantés tant dans sa zone d’habitation que sur ou dans son corps, l’homme ne pourra se dédouaner de « fournir l’effort de vivre » (p178), s’il ne veut pas réduire son quotidien à la platitude.
Si l’histoire du physicien italien Ettore Majorana que nous avons lu dans un livre passionnant du non moins physicien Etienne klein : En cherchant Majorana – Le physicien absolu, Folio , est une des figures paradigmatiques du livre de David Le breton, c’est du fait qu’il n’a pas eu longtemps cette virtualité à sa disposition, et qu’il nous indique ce qui peut en advenir. On peut certes vivre sans fournir d’effort, et c’est là le cas de figure qui semble le plus courant. Mais, comme le dit l’auteur, il y faut « le sens qui porte la vie dans toutes les dimensions du corps » (p152). Le terme d’ « effort » indique déjà que cela peut ne pas aller de soi. Le « tarissement du sentiment de la vie », ou le « désordre au joint le plus intime de la vie » avaient été relevés par Jacques Lacan dans son expérience de psychiatre, comme de psychanalyste, pour indiquer ce qu’il y avait de problématique dans la psychose comme dans la mélancolie. Mais les cas de figures recensées dans ce livre dessinent une plus grande amplitude, car c’est un phénomène de civilisation que voudrait pointer le sociologue : ils sont aujourd’hui nombreux à vouloir « s’alléger de soi ». On peut suivre ces cas de figure à la lecture des différentes têtes de chapitre : La vie impersonnelle, L’indifférence, Se multiplier pour n’être personne, Disparaître dans le sommeil, Le pachinko ou les astuces de l’effacement, La fatigue désirée ( voir le roman Un homme qui dort de Georges Perec), Burn out, Dépressions, Personnalités multiples, Immersion dans l’activité etc. Quelles sont les différentes façons de se « démettre de soi » ? Quelles sont les différentes formes de disparition de soi ? On pressent dans ces différentes formes : l’individu hypermoderne désengagé, la communication et la connection sans rencontre, la non-présence à ce que l’on fait, les différentes expériences de dessaisissement, l’abrasion du sens que produit un monde d’objets et de gadgets, ou les ruptures de vie préludes possibles au désinvestissement du monde, on pressent donc que peut se loger plus qu’à son tour le retrait subjectif, jusqu’à ces personnes qui se défont de leur « centre de gravité », selon le terme heureux de D. Le Breton. L’auteur ne laisse pas de côté l’hypnose des jeux videos, mais sans toutefois développer cet angle, celui de l’hypnose, pourtant si fécond. Enfin l’adolescence constitue une partie entière du livre, de même que le vieillissement. L’écriture précise de l’auteur, au-delà du propos sociologique qui a tout son intérêt, en fait un livre plus que fréquentable.
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