La culture d’entreprise, prônée dans toutes les organisations de travail, offrant le visage d’une communauté, d’un collectif de travail dont la cohésion serait garante des résultats, est aussi une injection forcée de l’idéologie du libéralisme économique, une pénétration qui se fait par voie psychologique dans ce milieu confiné quant aux valeurs citoyennes. Les outils en sont : la communication interne bien sûr, les séminaires divers et variés, les formations, le suivi méticuleux et individualisé par le département de ressource humaines, les ateliers de reflexion où la participation est requise, les sondages d'opinion, les entretiens de développement personnel, tout ceci systématisé, précipité, accentué par les instruments technologiques numériques. Cette injection tend à stériliser toute velléité d’opposition, de critique, de désapprobation, de condamnation de cette culture. C’est ainsi que les syndicats sont devenus ce qu’ils sont, mais aussi que la vie politique externe au sens institutionnel du terme est , par voie de contamination, lavée de toute vitalité propre et de toute intelligence autonome. L'hétéronomie économique a supplanté tout le reste. Car la culture d’entreprise est un puissant désinhibiteur quant aux valeurs citoyennes et à l’éthique individuelle et personnelle. Plus de complexe, plus d’état d’âme, pour employer deux termes déjà ringards, à faire communauté pour des objectifs productifs destituant les valeurs éthiques citoyennes, les surpassant, les secondarisant. Celles-ci tombent dans l’indifférence la plus profonde, pour ne resurgir, quand la nécessité s’en fait trop sentir, que dans des phrases toutes faites et un discours d’automate bien convenu. Désinhiber l’individu d’abord quant à son lien à l’autre dans l’entreprise en dissolvant tout ce qui pourrait entraver des relations positives, critiques, réfractaires au lien fonctionnel qui absorbe et dissout le lien socialqui était garant des différences, en gommant toute différence individuelle pour ne faire valoir que le seul lien qui compte : faire partie du même collectif, ce qui implique loyauté à ce dernier et fierté d’y appartenir. Tout manquement repéré, même le plus infime, peut vous mettre en marge. La communication incessante qui est agie et agitée se confond en communion. Mais déjà, l’expression « culture d’entreprise » est bien mal appropriée car il s’agit autant d’une culture de la consommation que de celle de la productivité. Aussi a-t-elle depuis longtemps débordé la sphère de l’entreprise pour s’épandre dans la vie sociale, publique et politique et dénaturer jusqu’à la langue. Souvenons-nous quand est apparu le terme de gouvernance en écho à celui de gouvernement. Alors avait commencé la lente mais déjà trop rapide altération de la langue où il faudrait considérer que l’injustice commence à la nomination, à ce lent affadissement, rancissement de la langue et de sa vitalité communicative. A ce jour, aucun collectif n’a résisté à cette corruption éthique, à cette gangrène qui façonne le monde ultra-violent que nous connaissons aujourd’hui, une violence qui ne trouve plus à se représenter en mots. Car la culture d’entreprise est nécessairement d’abord un baîllon pour toute parole originale et un tant soit peu individuelle. La culture d’entreprise est d’abord une culture de la pression du collectif sur l’individu, une culture de la pression plus raffinée qu’aucune autre qui se fait sous les dehors de la civilité. Cette pression diffuse, constante dans le temps, précise quant à chaque individu, et irradiant tout l’espace de représentation de celui qui y est plongé un certain nombre d’heures de sa journée, est le fruit d’un raffinement des dispositifs qui ne sont pas de dispositifs d’affrontement, mais des dispositifs de dissolution des valeurs personnelles dans celles de l’entreprise. La culture d’entreprise est un acide et un toxique. Et bien peu de syndicalistes que je connais, n’y ont pas succombé. Le bonheur de travailler est, dans ce contexte, le produit d’une ignorance sophistiquée, travaillée, cultivée. Ce qui ne consonne pas avec cette culture apparaît alors comme superficiel, ringard, décalée, anti-moderne etc. L’effet désinhibiteur de la culture d’entreprise est aussi celui de ruiner le rapport de chacun à sa propre dignité. Et la honte qui s’en produirait ne peut être déjouée qu’en slalomant en permanence entre les faux-semblants, pour ne pas "mourir de honte", voir le chapitre intitulé "Le pouvoir des impossibles" de Jacques Lacan. D’où notre titre qui regarde vers une collectivité dont nous faisons l’hypothèse qu’elle s’est construite contre la position indigne qu’on laissait à certains. Florence Aubenas nous le rappelait hier dans l'émission "Répliques"animée sur France Culture par Alain Finkelkraut, relativement au port du voile par certaines femmes.
Un événement récent, parce que médiatisé, a été selon l’un des symboles de ce changement de paradigme dans le monde du travail, au-delà du fait que la souffrance individuelle était apparue depuis longtemps, et repérée comme telle par les psychanalystes que sont Marie France Hirigoyen et Christophe Dejours, des écrivains comme Vivianne Forrester, ainsi que par une discrète association « Souffrances Au Travail » créée en Juillet de l’année 2000 et toujours active (voir le livre Souffrance Au Travail – Rencontre avec des psychanalystes, publié d’abord sur papier par les éditions SAT puis en livre numérique chez Amazon)
Cet événement est, dans les années 2000, celui de la privatisation de France Télécom et de ses conséquences sur les salariés, qui ont été relatées dans le rapport des inspecteurs du travail remis en Avril 2010 au ministère du travail. Cette organisation de travail est alors passée brutalement d’un paradigme de la foule à un autre sous la contrainte de quelques-uns mandatés par le gouvernement. On a alors réalisé que l’opposition qui s’exprimait par des collectifs syndicaux s’étant désintégrée, il n’y avait alors plus de place pour la critique, sinon pour la pulsion de mort suicidaire individuelle. Désormais, le management retiendra la leçon et ajustera ses outils pour éviter, coûte que coûte, toute médiatisation laquelle n’apparaît que comme une intrusion malvenue, et préférera le conditionnement graduel et l’appel massif à la psychologie comportementale, plutôt que la contrainte directe et le rudoiement. C’est pourquoi le livre de Paul Jorion par ailleurs excellent, porte selon nous un titre tout à fait inadapté : « Le capitalisme à l’agonie » (Ed Fayard, mars 2011). En effet ce n’est pas le capitalisme qui est à l’agonie, surtout si l’on considère l’arrivée de la nouvelle économie liée à internet et à la connexion, mais ce sont des masses de personnes précarisées toujours plus nombreuses qui sont à l’agonie, la machine fonctionnant elle impeccablement et générant ses propres mutations.
Pour la suite de notre propos, dans certains de nos billets qui vont suivre, nous nous appuierons sur les ouvrages suivants : Psychologie des foules de Gustave Lebon, Psychologie de foules et analyse du moi de Sigmund Freud, les ouvrages suivants de Jacques Lacan : Ecrits, L’envers de la psychanalyse, D’un Autre à l’autre, D’un discours qui ne serait pas du semblant, La relation d’objet, L’envers de la psychanalyse, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, puis le livre du psychiatre Hébertus Tellenbarch intitulé « La mélancolie », l’ouvrage de Paul Jorion : Le capitalisme à l’agonie, et enfin un livre pénétrant tombé dans l’oubli et encensé par Gaston Bachelard, L’ignorance et l’irréflexion : Essai e psychologie objective… (sans éditeur car épuisé et non réimprimé). A suivre….