Il y a comme une course à la nécessité, au nécessaire. Cela n’est pas d’aujourd’hui. Cette course-là ne se fait pas pour chacun sur le même mode, à différents moments de sa vie. Pour les nécessiteux, cette course au nécessaire est une autre tragédie. Ces nécessiteux que la civilisation du plus-de-jouir produit à la pelle, laisse sur le carreau, bouscule dans ses marges.
Il y a aussi la course de ceux qui ne se résolvent pas à voir la vie, la vitalité, pour ce qu’elle est, un jeu gratuit, et ce a contrario du désir. Ceux donc qui se regardent traverser cette vie comme dans un rêve éveillé. La vie n’est pas sérieuse, et c’est ce qui peut nous déranger. C’est pourquoi il nous faut absolument ce masque du nécessaire, qui agit comme un anti-mélancolique. Le masque du nécessaire le plus communément partagé est celui de l’utile. Ah ! se rendre utile, produire de l’utile, bref l’utilitarisme sous toutes ses formes, le spectre de l’utilitarisme ! Et quel spectre, voyez notre monde d’aujourd’hui ! Il y a aussi un autre masque du nécessaire, celui du sacrifice, ce sacrifice « aux dieux obscurs », tel que Lacan nous le met sous le nez dans son Séminaire XI. Et puis il y a l'insubmersible religion, véritable Hydre de l'Herne.
Mais le sérieux du nécessaire, ce n'est pas la certitude. L’occasion de la certitude est aléatoire. Dans les cauchemars nous la côtoyons plus souvent qu'à notre tour. Sinon nous pouvons aussi continuer à jouer selon nos fantasmes. Cette certitude fait de nous un nain lorsqu’elle se dresse sur notre chemin. On n’a pas rendez-vous avec la certitude ! On la rencontre ou on ne la rencontre pas. Sa figure est foncièrement celle de l’angoisse, qui ne trompe pas comme le dit Lacan. Il y a aussi le sérieux de l’amour, mais il s'agit d'un dérivé. Il y a la certitude à deux coups de la jouissance, incandescente avec sa satisfaction en combustion accélérée, et la perte qui l'accompagne. Peu de choses sont certaines. Au fond n’est ce pas plutôt l’incertain qui est le plus communément partagé ? Vous me direz, et la science ? La science est une exactitude qui désintègre nos certitudes, pulvérise les valeurs que nous y avions accrochées, délite nos assises réelles, imaginaires, symboliques, bref inocule à grande échelle et à grande vitesse l’inconsistance. La course au nécessaire, n’est ce pas cette raison pour laquelle nous nous plaisons tant aux romans et aux films ? Si nous nous hypnotisons sur la voix d’une écriture romanesque, si nous nous captivons à la substitution des images cinématographiques, n’est-ce pas que c’est là que nous éprouvons le nécessaire ? Ce nécessaire, c’est le scénario qui l’injecte dans un film, dans un roman. Le scénario, analogon du destin. C’est lui, le scénario, qui nous abîme dans l’écran et réveille notre transitivisme d’enfant quand ces personnages nous semblent tellement plus vrais parce qu’ils nous paraissent non seulement vivre l’écriture de leur destin, agir son programme, mais aussi la parler, alors que, de nous, notre destin se joue, qu’il déjoue notre parole, et nous agit et nous agite comme fétus de paille.
Il y a une course au nécessaire, à la nécessité, par cécité. La cécité qui est celle de ne pas pouvoir accéder en nous à ce qui ne cesse pas. Et ce qui ne se cesse pas, c’est ce qui s’écrit de nous et en nous. Notre sinthome , c’est lui qui ne cesse pas de s’écrire. Si nous le savions chacun, si chacun nous savions notre propre symptôme, alors peut-être n’y aurait il pas cette course à la nécessité, au nécessaire. Cette course au nécessaire qui comme est la doublure de ce qui ne cesse pas de s'écrire du symptôme.