S'il a commenté et transmis l'oeuvre, l'enseignement de Freud, Jacques Lacan n'a pas écrit comme lui une Psychopathologie de la vie quotidienne. Comme cet autre livre de la même époque, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, tous deux nous introduisent aux faufilements, aux créations sémantiques, et aux mises en acte du désir, témoignage de la respiration de la subjectivité via l'insconscient. Mais à partir de sa pratique de psychiatre et de psychanalyste, en rapport à l'expérience de la folie, non pas de l'hystérie, mais celle de la psychose, Lacan nous a cependant laissé et livré des éléments comme autant de fenêtres sur notre quotidien ?
Son analyseur ? Le même que Freud, à savoir le rapport du sujet à la parole, au langage, au discours. Lacan pouvait dire, en 1953, que la communication constituait un mur de langage qui s'opposait à la parole, une communication " où le sujet perdait son sens dans les objectivations du discours"[i]. IL y avait là, note t il, "ressemblance de cette situation avec l'aliénation de la folie"[ii]. En quel sens ? Au sens " où le sujet y est parlé, plutôt qu'il ne parle" poursuivait-il. Dans la folie et le délire, "l'absence de parole s'y manifeste par les stéréotypies d'un discours", et Lacan retrouvait cette stéréotypie, cette extériorité du sujet au discours " dans l'oeuvre commune de la science et dans les emplois qu'elle commande "[iii], qui commençait à déterminer la vie quotidienne de ces années 50.
" Le sujet y est parlé plutôt qu'il ne parle"; " être parlé", qu'est ce à dire? Quel sens lui donner ? Nous avons l'embarras du choix. Nous sommes pour partie, parlés par des stéréotypies langagières, habitudes, automatismes comportementaux, ce qui est le propre du discours quotidien et cela n'a pas varié depuis cette époque. Néanmoins, aujourd'hui, plus qu'autrefois, la suggestion et l'intimation de cette stéréotypification aborde et absorbe une part toujours croissante de nos moments et de nos espaces vitaux. Nous sommes parlés, et même sommés "d'être parlés", sur les lieux de notre travail et de notre consommation, par un langage et des comportements toujours plus dépersonnalisés. Nous sommes par exemple parlés par l'Imagerie cérébrale brandie par nos scientifiques neuronaux- Du coup, les sujets autistes sont maintenant parlés par lesdits "neurones miroirs", dont les tressaillements témoignent pour eux. Il est aujourd'hui, beaucoup plus qu'à l'époque de Lacan, tout à fait répandu, accepté, d'être parlé en tous lieux et à tout instant. Cela fait adhésion - Mais n'est ce pas aussi de qui participe de la souffrance psychique contemporaine ? Quand parler en son nom propre, ou ne serait ce que s'approcher de ce que Lacan appelait "la parole vraie", du moins parler sa langue, semble obsolète, ringard. Remarquons aussi "qu'être parlé", porte au revers de sa semelle une bonne couche de crédulité. Regain de la croyance religieuse, et épaississement de la crédulité produit par la science, sont ils inéluctables ? Il reste peut être une lueur. "L'opinion éclairée", qui peut être celle de tout un chacun de nous, peut percevoir " qu'être parlé", porte la mort, l'affadissement, l'immobilisation, l'extinction du désir, via l'automatisation du discours. Que c'est le "libre-jeu" de la subjectivité dans toute son originalité qui recèle vie, vitalité, animation. Mais s'y conjoint ici une difficulté. Car "être parlé" est immanquablement, à un moment ou un autre, porté par la voix de l'autre : manager, média, expert, etc. Et quoi de plus magique que la voix : " Car d'entrer seulement dans son audience, le sujet tombe sous le coup d'une suggestion à laquelle il n'échappe qu'à réduire l'autre à n'être que le porte parole d'un discours qui n'est pas de lui, ou d'une intention qu'il tient en réserve"[iv] - Ainsi entre voix et langage, la croyance délirante nous fait elle apercevoir le délire de notre propre crédulité, qui nous laisse à la merci d'un Autre dont la bienveillance, aujourd'hui, manque à ses qualités. Pas de crise pour ces croyances sinon pour celle d'un type spécial, et dont nous n'avons pas ici parlé, qui est l'amour et la croyance qui y est inhérente. Cette crise ne fait pas de bruit, comme celle de cet autre crédit, bancaire celui-là, et qui fait régulièrement la Une des journaux- Il semblerait que l'amour soit sérieusement ébréché par, ou avec, la désagrégation du lien social.
[i] Lacan J., "Fonction et champ de la parole et du langage", Ecrits, Paris, Seuil, p281
[ii] Ibid p283
[iii] p 282
[iv] "D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose", op cit p 533