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Dans les Récits de la Kolyma
On voit les prisonniers poussés aux confins de l'humain, se rapprocher de la nature pour supporter la dureté des traitements infligés par des hommes qui ne sont plus leurs frères mais leurs dominants, se rapprocher des choses même, les charger d'une sensibilité qu'ils peuvent partager le temps d'un regard, d'une pensée. Quelque part au-dehors se reflète leur humanité en train de les déserter.
« La scie tournait avec un léger bruit. Nous faisions rouler un énorme rondin sur l'établi et le poussions lentement vers la scie. La scie glapissait et rugissait de fureur : elle n'aimait pas plus que nous le travail dans le Nord ; mais nous continuions de pousser progressivement le rondin et il finissait par tomber brusquement, coupé en deux, deux morceaux devenus étonnamment légers.
Notre troisième camarade fendait le bois avec une cognée au long manche jaune. Il attaquait les billots épais près des bords, mais ceux qui étaient plus fins, il les fendait d'un seul coup. Ses coups étaient faibles : il était aussi affamé que nous ; mais il est facile de fendre du bois de mélèze gelé. Dans le Nord, la nature n'est pas neutre, pas indifférente : elle est complice de ceux qui nous ont envoyés ici. »
Quant aux animaux (comme la chienne Tamara qu'ils avaient adoptée et nourrie jusqu'à ce que son destin malheureux la reprenne) ils pouvaient rivaliser avec les hommes par l'intelligence, la tendresse, le courage face à l'épreuve extrême, et même les surpasser par leur force morale.
Un jour, c'est un cahier d'écolier qu'il trouve dans un tas d'ordures gelé.
« J'en feuilletai le papier cassant, gelé, les pages naïves recouvertes de givre, éclatantes et froides. [...]
Dans ce cahier, il y avait beaucoup, vraiment beaucoup de palissades. Presque sur chaque dessin, les gens et les maisons étaient entourés de palissades régulières et jaunes, droites, surmontées des traits noirs des barbelés. Ces fils métalliques, les mêmes dans tous les camps, recouvraient toutes les palissades du cahier d'enfant.
Près des palissades, il y avait des gens. Dans ce cahier, ce n'étaient ni des paysans, ni des ouvriers, ni des chasseurs : c'étaient des soldats, des hommes d'escorte et des sentinelles, tous armés de fusils. [...]
Mon camarade jeta un coup d’œil sur le cahier et en tâta les pages :
— Tu aurais mieux fait de chercher du papier journal pour rouler les cigarettes.
Il m'arracha le cahier des mains, le froissa et le jeta sur le tas d'ordures. Le givre commença de le recouvrir. »
C'est l'humanité en bout de course qu'on perçoit dans ces pâles, proches ou lointains miroirs. L'humanité, cette espèce qui ne semble pas destinée à durer car les membres qu'elle enfante s'acharnent à la supplicier. Nulle force extérieure ne les y oblige. Ils se transmettent eux-mêmes cette puissance de détruire leur propre émerveillement. Une force destructrice de l'espèce qui semble l'exact pendant de sa capacité d'accomplissement, qui s'en nourrit, l'une étant la condition de l'autre, les deux formant un tout indissociable. Deux forces réparties, disséminées, organisées, fluides à l'intérieur du corps vivant de l'espèce. Ce que l'on détruit ne peut être autre que ce que l'on chérit. Un seul feu. Feu toujours vivant, tel que le voyait Héraclite.
Que nous soyons à l'intérieur, que cette énergie soit nous-mêmes — un temps de vie — cette pensée épouse notre conscience. Par extraordinaire, elle nous laisse des marges de mesure : les récits détaillés de nos procédés sont là.
Photographie de Elliott Erwitt, New York, 1948