La musique se glisse dans le couloir, s’imprime au passage dans ses sens à moitié éveillés, monte sur le couvre-lit, s’avance avec précaution sur la pointe des pieds, et vient la regarder en face. Premilla se détourne, tire la couverture sur sa tête pour faire taire le son, mais il passe au travers, forçant son cœur à battre dans le rythme du violon. La mélodie est sans joie. Elle réveille quelque chose d’enfoui si profondément qu’elle se retient de respirer, s’enfonce davantage dans le lit pour chasser la sensation mélancolique qui vient de transformer ce matin ensoleillé en une grisaille lugubre. C’est alors que le vœu solennel qu’elle a fait la veille de son mariage lui revient comme une flèche à travers les couvertures, la poignarde d’une brûlure toute puissante qui commence à la consumer.
C’est pareil chaque dimanche matin. À huit heures je suis réveillée par la musique à fond. Et aussitôt la frustration et l’insatisfaction me mettent les nerfs à vif, me donnent envie de me lever et de disparaître à tout jamais de cette maison. S’il y avait un moyen, je n’hésiterais pas. Mais je suis piégée.
Elle sort du lit. Elle va pieds nus en chemise de nuit jusque dans le séjour pour dire à Vijay de ne pas mettre la radio aussi tôt un dimanche matin.
J’aime bien écouter de la musique classique sur la SABC avant que commence le programme indien, dit-il sans lever les yeux de ses feuilles de cours.
À neuf heures, chaque dimanche, tout le quartier vibre au son de la musique. Du nord au sud, d’est en ouest, de haut en bas de la colline, à droite, à gauche, les radios diffusent à plein régime. C’est la seule occasion qu’ils ont d’écouter les derniers tubes de musique indienne.
Miranda assise dans la cuisine remue la queue pour montrer qu’elle apprécie, pendant que, langue pendante, Ariel savoure la mélodie. À la fin du programme, une heure plus tard, tous les enfants se précipitent dehors pour jouer. Elisha et les chiens vont les rejoindre.
Premilla assise dans la cuisine compte les feuilles de thé au fond de sa tasse. Elle ne peut pas lire ce qu’elles prédisent mais elle voit le vide d’une vie au fond d’elle-même.
Neela Govender, Une femme indienne (Premilla and the Vow, Gaspard Nocturne, 2011, traduction 2018) première page
https://gaspardnocturne.blogspot.com/search/label/Neela%20Govender
Voir aussi :
Littérature et discrimination raciale en Afrique du sud : "Acacia thorn in my heart" de Neela Govender / Jacques Alvarez-Péreyre
A suivre :
Workshop du traducteur
https://gaspardnocturne.blogspot.com/2018/03/le-livre-souvre-sur-la-musique.html