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Billet de blog 5 janvier 2025

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Les petits fantômes

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Illustration 1

C’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps, et le temps linguistique nous apparaît également irréductible au temps chronique et au temps physique. (…) Ce temps a son centre – un centre générateur et axial ensemble – dans le présent de l’instance de parole. Chaque fois qu’un locuteur emploie la forme grammaticale de ‘présent’ (ou son équivalent), il situe l’événement comme contemporain de l’instance du discours qui le mentionne. Il est évident que ce présent en tant qu’il est fonction du discours ne peut être localisé dans une division particulière du temps chronique, parce qu’il les admet toutes et n’en appelle aucune. (…) Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu.
Émile Benveniste

Lui, ne parlait jamais (monsieur Temps), avant que je ne l’avale (comment dire ?), il était seulement derrière moi, sa présence suffisait pour que je redresse le dos, assouplisse le poignet ou le bras, prenne conscience de mes deux côtés – le gauche et le droit – désarticulés, anticipe les notes, lise ensemble – pour quelques mesures – les deux portées de la partition. Et comme il était prompt à se retirer discrètement, se fondre dans les nuages du ciel, marcher sans poids sur le dos des mouettes au loin et revenir pendant que je jouais, être là quand il le fallait pour que j’enchaîne sans me tromper. À mesure qu’il devenait plus invisible – puisque je le sentais le dos tourné, je le voyais les yeux fermés – il était plus consistant, et surtout plus proche, et c’est ainsi que je l’avais comme avalé.
Lorsque j’y repense, si je tente de me représenter ou d’illustrer cette rencontre, c’est toute une imagerie de visitation en costume gris, d’archange, de conception et d’incarnation qui revient dérouler les vues altérées de son vieux film muet.
Maintenant, je ne peux pas dire que monsieur Temps soit devant ou derrière moi. C’est par la langue qu’il se manifeste autant qu’au bout des doigts, dans la poitrine, dans la peau qui respire et qui sent.
L’ami chéri, admiré, mort dans sa trente-troisième année en 1563, faisant présent de sa parole à son ami, ce sont ses mots que j’entends, ou peut-être leurs petits fantômes qui se relèvent de l’escarcelle du temps chronique – à l’instant même je les ai chantant en poitrine, en bouche, entre les mains – ces mots qu’il dût prononcer à 16 ou 18 ans façon Greta Thunberg mais lui, Étienne ou Estienne de la Boétie, avec sa plume sur le papier, mots de si fraîche écologie que je les espère déjà revenir encore demain aux oreilles des petits-enfants futurs et de leurs parents et grands-parents.

Ce qu’il y a de clair et d’évident, que personne ne peut ignorer, c’est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si, dans le partage qu’elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit aux uns plus qu’aux autres, elle n’a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts ou les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y abattre les plus faibles. Croyons plutôt qu’en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours tandis que les autres ont besoin d’en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, puisqu’elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun pût se regarder et quasiment se reconnaître dans l’autre comme dans un miroir, puisqu’elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser et pour produire, par la communication et l’échange de nos pensées, la communion de nos volontés ; puisqu’elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société, puisqu’elle a montré en toutes choses qu’elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l’esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu’elle nous a tous mis en compagnie.
À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ; c’est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre.

Où vont les mots qui se taisent ?

Voir sur https://renethibaud.com

Photo de Robert Frank, Hyde Park, 1950

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