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Les corps
Étendus côte à côte nous partagions la maigre soupe d’une histoire ou peut-être fumions un mégot de gros gris.
C’est quand je me suis levé que j’ai senti dans mes jambes une force presque joyeuse qui était celle de Merzliakov.
C’était après ce récit qu’il m’avait fait des hommes de loi transférés dans le grand Nord, quand nous nous étions abrités sous le même toit de cabane effondrée que nous avions trouvé dans la neige.
J’étais content qu’il emprunte mes jambes pour s’en aller et me laisse du même coup sentir cette énergie toute verte de pin bleu qu’il avait, ce pin nain de la toundra dont il m’avait raconté la vie tellement sensible, se couchant sur le sol juste avant l’arrivée de la neige et se laissant recouvrir pour hiberner sous sa couche épaisse de trois mètres jusqu’à l’arrivée du printemps qu’il sentait aussi juste à temps pour ne rien perdre de la première douceur dans ses épines bleu émeraude à peine roussies re-surgies en vert printanier vivement parfumé, c’est ce que j’avais senti passer dans mes jambes.
Il s’échappait du livre, de ce que nous n’appelions plus souvent le livre, devenu informe mais qui servait encore de refuge à nos histoires. Il partait pour une autre aventure et celle-ci me croiserait un jour, moi ou un autre. Cette vigueur dans les jambes était une promesse. Est-ce qu’on ne peut vivre que de promesse ? questionne le corps que l’âge n’habille plus que de questions. Le corps un jour devient fragile comme celui des maigres bûches de mélèzes abandonnées au gel.
Mais après cet instant de promesse c’est toute une félicité qui déferle en rêve dans le corps endormi, le bleu intense de l’amour féminin, la mer tout entière est là au réveil. Le corps plongé dans sa demi-fiction exulte, reposé.
Ils savent qu’ils sont tous des êtres à demi fictifs, qu’ils sont des prolongements, venus d’ailleurs, apportés par d’autres et mêlant leur imagination aux choses de leur vie. Ce qu’ils se racontent, les récits qu’ils tentent de capturer, qu’ils sortent en tiraillant sur leurs trous de manteaux, à travers leurs nerfs, sur leur chair faisant naître un peu ou beaucoup de chaleur, un peu ou beaucoup d’amertume, se perdant, les récits libres comme l’air s’échappant, ou pesants, les dévorant. Ils savent qu’il est impossible d’inventer quoi que ce soit qui n’ait déjà existé en plus vrai, en plus compliqué et toujours en plus douloureux.
Alors nous avions choisi d’être des demi-fous. Des pantins qui ne pouvions pas parler de la douleur. La douleur fait taire la pensée. Nous restions des longs moments silencieux. Elle nous prenait un membre entier, un organe, elle nous disputait notre corps. La douleur faisait des blocs de silence dans nos histoires. Peut-être ce qui les tenait debout.
Photographie de Alfred Eisenstaedt, Les Halles, Paris, 1930