Avant que ne se défasse le temps pour moi, je continue à tirer mon écheveau — voyant soudain une araignée danser sur ses pattes longues et fines, précautionneuse et lente, avec la grâce d'une étoile de l'opéra sous le soleil frémissant du romarin de ma fenêtre. De nouveau le bruit incessant des véhicules parcourt ce boulevard. J'ai l'impression que le business veut reprendre as usual. Pourtant les merles dialoguent par-dessus, et le ciel est d'azur, clair et limpide.
J'ai du mal à imaginer que des gens ont encore chez eux "la télé", et qu'ils s'en servent, matin midi et soir pour se faire du cinéma, et plus que jamais certains soirs lorsqu'est programmée une "allocution présidentielle", pourtant piètre spectacle, qui diffuse parmi la population une fiction des plus mornes, une interprétation des plus aplatie de la réalité — on mange ainsi son pain blanc, enculé et pressé jusqu'à la mort si on est noir ou arabe ou si on y ressemble. Chacun a sa fiction dans le cul. Fiction du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, d'hier ou de demain, de tout ou de rien — comment fait-il ce freux majestueux qui vient de planer jusqu'au cèdre dans l'air élastique du ciel, aussi libre... Levant les yeux, je vois deux formes lointaines se déplacer en clapotis de notes alignées figurant une ligne et une flèche, s'incurvant, avançant de concert très loin, très haut, très régulièrement, pour disparaître de ma vue. M'inquiétant pour les hirondelles, que je n'ai pas vues depuis deux jours. Mais je les connais mal. Sont-elles dans leur nid pour "convoler" — le terme semble inapproprié — ?
La fiction... cette capacité qui nous est, à proprement parler, spécifique, de nous distancier du reste du monde. De tirer des fils de l'écheveau et les emmener, presque, où bon nous semble. Quelquefois un dessin d'enfant — de tout petit enfant, quand le génie existe encore — m'ouvre la porte au temps vaste des oiseaux, des mers et des forêts, au temps unifié, infini, de la nature. Cet enfant sait se placer dans ce temps-là, avec son habileté et sa maladresse, produire un dessin lumineux d'intelligence. C'est moi et papi sous le parapluie. C'est papi qui tient le parapluie. Leurs têtes c'est des cœurs. L’enfant, plus petit encore, vers 2 ans, peut être véritablement artiste, en ce sens qu'il produit une fiction irremplaçable, égale à n'importe quel produit de la nature, un caillou, une feuille, un chant d'oiseau. Ce qui devient trop rare ensuite. Rarissime. Pourquoi ?
Tic - toc - parce que le maître des horloges est annoncé sur la Une, les radios, demain dans les journaux. Il faut se régler sur la fiction la plus morne, rentrer dans les bergeries, serrés, à l'instar des bêtes d'élevage.
Non, nous ne vivons pas dans le monde. Mais quelques uns font de belles tentatives. Risquées. Les chefs ont peur. Ils se protègent de leur peur par la punition de leurs semblables. L'élevage, la surveillance et la punition. C'est une forme élaborée du sacrifice. Nous l'avons compris. Aussi bien, nous n'avons pas besoin des chefs. Pas plus que les brebis. Nous n'en avons jamais eu besoin. Notre maison n'est pas une bergerie. Notre maison est le monde réel. Nous savons l'habiter, jouir de ses beautés, affronter ses dangers, lui ajouter, pour un temps, nos fictions.