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La rivière, si je n’en parle plus beaucoup, je la traverse toujours régulièrement, sur le pont. Elle n’est pas moins présente qu’autrefois, quand j’écrivais son journal, ou plus tard quand nous avions encore tant à nous dire, quand je la scrutais tant, encore, comme si elle en avait toujours tant à m’apprendre.
Et pas une seule fois elle ne manque à cette promesse : me surprendre, me révéler quelque chose que je n’avais pas encore compris, que je n’avais pas vu et qui était maintenant évident. Et qui me poussait plus loin.
Je suis si loin de tout maintenant. C’est-à-dire que tout cela qu’il importait d’avoir, de faire, de construire, d’être, n’importe plus.
Je la vois, donc, cette eau, qui coule, elle aussi toujours plus loin (mais ce n’est pas ce qu’elle me dit aujourd’hui — elle ne me dit rien, c’est seulement moi qui pense et qui me plaît à bavarder). Cette eau qui coule, indifférente, ne me regarde pas différemment d’un autre, ou d’autre chose. Elle n’a rien à cacher, elle ne baisse pas les yeux quand elle me croise. Ne les fixe pas non plus, elle offre indifféremment son regard à la vue de tous. Voilà ce que les grands peintres racontent.
Les grands peintres, les grands écrivains (pourquoi grands ? disons : parvenus à l’efficience de leur art) apprennent au monde l’indifférence. L’indifférence de l’eau, par exemple. C’est-à-dire la reconnaissance et le respect dus indifféremment aux autres.
Afin de ne pas nous barrer la route.
Albert Marquet, Herblay. Automne. Le Remorqueur, 1919