Agrandissement : Illustration 1
Il faut imaginer que tout cela se passe en douceur – apparemment, car la force est interne, contenue.
Mais je ne peux plus tenir monsieur Temps, plus le nourrir, plus le prendre en charge, plus me nourrir de lui, l’inertie nous menace.
J’ai besoin de lui comme naguère, à l’extérieur, près de moi. Lui, le léger, en costume gris, toujours calme et serein, toujours stimulant. Aussitôt il sort, il m’entend. Je suis déjà mieux, redressé, j’ai repris force, je joue déjà avec énergie sur le clavier.
Il est donc partout, transparent. Il ne sera jamais mon prisonnier.
Je peux me nourrir de lui mais je ne le nourris pas, je nourris un impalpable : sa présence en moi. Je lui redonne son immatérialité – ou plutôt je la redécouvre. Et je vois toutes les images que je peux faire de lui.
Et ce qu’il fait de moi ce sont des doigts, des petits doigts qui apprennent à danser, qui découvrent des plaisirs nouveaux, des forces nouvelles. Ce qu’il me fait aussi ce sont des oreilles, des oreilles plus indépendantes, qui se détachent de leur mémoire, qui sont capables de se lâcher en l’air, de vagabonder un instant et de revenir se poser sur un point précis, sur une touche précise, un son précis, une chaîne de son, bientôt une grappe, un arpège, une escalade, un saut de ruisseau, un battement d’aile. Petit oiseau, petit lézard je fais mes premiers pas.
Des sautillés, des rebonds, et le ressaisissement de la prise pour ne pas chuter. Ou un faux-pas, un rétablissement, une volte-face, une échappée, une retombée. Un éclat de rire.
Un – deux – trois… mon maître à danser ! Le vieux bourgeois gentilhomme que je suis !
Photographie de Thami Benkirane