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Billet de blog 23 avril 2025

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Génération

Je dédie ce texte à Tim Ingold pour The Rise and Fall of Generation Now, (en français : Le Passé à venir, éditions du Seuil).

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Illustration 1

Quand ta mère avait la visite de monsieur Vannereau le jeudi après-midi comme par hasard puisque les enfants n’étaient pas à l’école, Bonjour madame Thibaud, vous me rendriez service si vous pouviez envoyer les enfants à la pharmacie m’acheter un flacon de sirop des Vosges Cazé. Elle ne savait pas — ou peut-être se rendait-elle compte, elle l’avait perdu l’année de ses dix-sept ans — que son père aurait eu à peu près le même âge — et de plus, leurs problèmes respiratoires auraient pu les rapprocher, son père, gazé sur les champs de bataille de la grande guerre, avait traîné cette affection pulmonaire jusqu’à en mourir en 1940.
Ils tiennent ensemble maintenant dans ma corde des générations, même s’ils ne se connaissaient pas. Vannereau me fait penser à oiseau d’hiver, maigre, marchant au lieu de voler quand tous les autres sont partis, alors que le grand-père Ludovic debout comme un capitaine (au milieu d’une photo, sa déjà grande famille rassemblée autour de lui) tient dans son bras un énorme pain dont la large tranche se dessine claire contre sa poitrine, j’imagine le parfum aux goûts de moisson emplissant les narines d’une famille en fête qui s’était réunie sur l’aire pour la photo.
Réunis, étagés les uns contre les autres, c’est ainsi que les brins d’herbe forment une corde dont la souplesse et la force, dont la multiple provenance créent ce réseau de liens propre à figurer, à donner à ressentir l’étayage vital et vigoureux de la corde générationnelle.
Je marche, et cette énergie du corps allant a des présences soudaines, rassemblées comme ces grains, ces épis éclatant, solaires, musculaires, projetant l’imagination dans les immédiatetés partagées du présent et des souvenirs. La rivière est pleine, courant en sens contraire à mes côtés. Elle peut lancer ses cordes déchaînées, se jeter furieusement à pleins flots comme une transhumance à travers la vallée devenue trop étroite, bousculée par-dessus ses rives, comme les cuivres, le tutti de l’orchestre emballé que maintient le chef dans ses gestes précis, tout concourt, tout passe dans la tempête ou le calme revenu.
Ta corde de génération c’est ton humanité, comme seule la musique peut en dire la puissance instantanée ou le scintillement paisible quand nous nous croisons dans la rue, pêle-mêle avec les nuages, emplis de chants d’oiseaux, de paroles, de sourires et de pensées, de projets, de peines, d’émotions, de tout ce qui fait la ville, l’instant, la vie caracolant comme les vagues d’un océan. Tu marches, d’un bon pas, avec tout ce qui t’engendre. Ces femmes, ces hommes que tu prolonges, dont tu es dans l’instant la continuation.

https://renethibaud.com/2025/04/23/generation/

collage de Marie Hubert

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