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Barcarolle
Ainsi nous nous étions quittés au petit matin. La veille, je crois. Dans l’après-midi , j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’elle quand je jouais la barcarolle d’Offenbach… Il fallait que je la laisse venir jouer avec moi pour que la souplesse du mouvement y soit…
Mieux encore : j’étais elle… au piano j’étais elle, je ne pouvais pas le nier plus longtemps.
J’y retournai. Aussitôt elle se remit à circuler souplement dans mes muscles, le long de mon corps, comme un vêtement souple, une robe, mobile dans l’air plus que tout autre vêtement (un instant je ressens comme une suée la robe de soie bleue de la princesse qu’avait avalée mon grand-père, elle en réveille la mémoire).
De quoi donc est fait notre corps ?
Je l’avais donc en charge elle aussi maintenant, ou plutôt : je devais lui prêter attention car elle venait me visiter. J’étais peut-être au fond un lieu, un lieu de rencontre, plutôt que quelqu’un. Quelqu’un, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier, quelque un ? Plutôt un lieu d’absences, de présences. C’était tellement plus juste et plus léger.
Nous sortons. Elle et moi. Nous allons marcher. Elle marche plus près de moi que ne l’a jamais fait aucune de mes compagnes d’autrefois, nos pas l’un dans l’autre comme nous le faisions si bien avec l’amie d’un temps, côte à côte, avec changements de pied, acrobaties et courses.
Et elle me rappelle que la rencontre n’obéit pas à notre désir, que la rencontre a sa propre durée et qu’elle se termine toujours par surprise, comme elle est arrivée.
Chagall, autoportrait en vert, 1914