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Billet de blog 13 juin 2023

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Mais à quoi sert donc l’anti-complotisme ? Généalogie de la nouvelle inquisition

S’il était sommé de choisir entre LFI et le RN, le cœur de l’extrême-centre ne balancerait pas longtemps. Il faut donc quelque chose qui lui permette d’être définitivement du côté du bien et de travailler l’opinion. Ce nouvel outil de l’art politique du fer rouge, on le trouve à la main de ces clercs qui ont fait don de leur vie à la traque du « complotisme ».

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Par Revermont

Le pouvoir c’est la force pense-t-on. Mais la force d’où vient-elle ? Est-elle conférée par celui qui l’exerce ou tire-t-elle d’abord son efficace de celui qui la subit ? La question centrale de la pensée politique est vieille comme le monde. La Boétie, à la fin du XVIe siècle, avait pensé la régler une fois pour toutes : cessez de servir et vous serez débarrassés des tyrans ! Comme s’il n’y avait de pouvoir que là où la résistance est faible ou nulle, la contestation dispersée ou vaine. Cette fragilité immémoriale du pouvoir atteint plus durement encore un pouvoir dans sa forteresse, qui s’affaiblit de sa forclusion, et qui doit donc mener la bataille de la légitimité sur d’autres champs, au premier desquels l’idéologie qu’il secrète pour rendre inoffensive contestation. Une pensée du pouvoir ne peut donc se déployer sans chercher à identifier les dispositifs de contrôle qui s’efforcent de désarmer l’esprit.

Depuis des décennies, le pouvoir, particulièrement en France, a pris grand soin de tenter de faire coïncider son espace propre (économique politique, institutionnel, médiatique) avec celui de la « raison » ou du « bien ». Son idéologue le plus durable dans cette fonction de légitimation, Alain Minc[1], a appelé cela le « cercle de la raison » afin de pouvoir rejeter par avance dans l’obscurantisme toute désaccord de fond sur la conduite de la société. La métaphore du cercle permet de ne pas faire trop de nuances : on est dedans ou dehors, il n’y a pas de troisième terme. Se tenir à ses extrémités c’est encore être dedans (c’est pourquoi le pouvoir est friand de ses fausses oppositions qui ne le menacent en rien, car elles restent dans le cercle[2]). Le pouvoir peut décider lui-même d’étendre ou de restreindre le cercle et de rejeter hors de « la raison » qui il veut, selon les besoins du moment. Il est alors maître des frontières idéologiques qu’il peut dilater à son gré dès lors qu’il veut fonder son auto-légitimation sur sa désignation des « extrêmes » (car, être hors du cercle, c’est être dans la marge donc dans l’extrême, puisque le cercle a par nature vocation à l’hégémonie). Une entreprise de délimitation de cette nature est toujours une stratégie gagnante puisque, une fois que la frontière a été franchie, c’est comme lorsque la nuit tombe, tous les chats sont gris. Hors du cercle règnent la « déraison », le « populisme », les « foules haineuses », les « passions tristes », etc. D’où l’enjeu stratégique de nommer ce qui est hors du cercle, d’une part pour globaliser toutes les formes de contestation, d’autre part, pour pouvoir se décerner par contraste un brevet de vertu : « Je t’exclue du cercle, hors du cercle git le mal, je suis dans le camp du bien. Face je gagne, pile tu perds… »

Construire la figure de "l’extrême"

L’enjeu stratégique, c’est donc de nommer avec un signifiant propre à exclure, excommunier, délégitimer, bref à faire basculer du côté de l’altérité sans retour. D’ailleurs, le pouvoir actuel ne cesse de montrer sa créativité en la matière, surtout quand il s’agit de désigner la gauche de son côté « gauche » : « islamogauchisme », « ultragauche », « extrême-gauche », « écoterrorisme », « terrorisme intellectuel », etc. (il y en a sans doute d’autres). La phase actuelle de dénomination traduit d’ailleurs une montée en puissance. Les choses se tendent car le pouvoir est nu : la « raison » qu’il invoque sans cesse[3] donne tous les jours des exemples criants de son renversement dans l’argument d’autorité, à commencer par la disparition de toute argumentation étayée un peu stable dans le temps[4].

L’indistinction de ce qui est hors du cercle produit deux phénomènes concomitants : faire reculer la frontière permet de construire à sa convenance la figure de "l’extrême" (en gros, devient extrême tout ce qui n’est pas dans l’aire d’influence du pouvoir) ; l’émergence de la figure de l’extrême permet d’assimiler tout ce qui est hors du cercle en alignant toutes les contestations sur ce que le pouvoir estimera être le plus repoussant. En la matière, c’est comme pour la dénomination, il sait faire preuve de créativité. L’assimilation était directe (ce qui est hors de l’extrême-centre[5] hégémonique est un « extrémisme », ou encore « les extrêmes se touchent »), elle devient indirecte (c’est l’extrême-gauche qui fait « monter » l’extrême-droite[6] ») et même plus « fine » (les « extrêmes » sont identiques parce qu’au fond ils n’ont pour seuls amis que les dictateurs). Mais tout cela reste un peu fragile, cependant. Car tout le monde sait bien, au fond, que tout ne se vaut pas. Tout le monde sait que le pouvoir actuel ne cache pas ses préférences ; et s’il était sommé de choisir entre LFI et le RN à un second tour d’une élection présidentielle, le cœur de l’extrême-centre (et sa raison) ne balancerait pas longtemps[7]. Il faudra donc quelque chose de plus subtil, de plus indiscutable, qui permette de renouer avec l’origine (la raison), d’assimiler préventivement tous les « extrêmes » que l’on vise, d’être définitivement du côté du bien et, surtout, de travailler l’opinion.

Ce nouvel outil de l’art politique du fer rouge, on le trouve à la main de ces clercs qui ont fait don de leur vie à la traque, partout, en tous lieux, du complotisme.

Illustration 1
Tract collaborationniste de février 1944. Au recto : LʼAffiche rouge. Au verso : dénonciation du "complot de lʼAnti-France". © domaine public

Je pensais la cause largement entendue : un « complotiste » (ou un « conspirationniste » comme on disait autrefois) est toute personne qui pense expliquer le réel par les agissements de l’ombre de quelques collectifs menant le monde comme un pantin dont on tire les ficelles. Il y a toujours eu des gens pour expliquer l’histoire par ce biais. L’abbé Barruel est resté célèbre dans l’historiographie de la Révolution française pour avoir placé la cause ultime de celle-ci dans le rôle de la franc-maçonnerie. L’extrême-droite traditionnelle a toujours été friande, d’Henry Coston[8] à Emmanuel Ratier[9], de ses interminables compilations biographiques, individuelles et collectives, pour tout expliquer par l’organisation secrète de minorités idéologiques qui cherchent à s’emparer du pouvoir ou à exercer son influence sur les esprits. Plus récemment, les attentats du 11 septembre 2001 et les pandémies ont permis aux esprits paranoïaques de tirer parti de l’irrationalisme propre à la société du spectacle et de la caisse de résonance des réseaux sociaux pour prospérer.

L’assimilation à l’antisémitisme

Mais pourquoi diable s’occuper à temps plein de ces gens-là ? Dans un ouvrage récent[10], un auteur intégralement investi dans le combat, pense avoir trouvé le ressort psychologique du phénomène : le complotisme révèlerait « une stratégie de compensation paresseuse développée par des personnes dont l’estime de soi est fragilisée »[11]. A contrario, les « non-complotistes » ne seraient rien de moins que des « gens normaux ». La psychologisation est presque, ici, un aveu de faiblesse de celui ou celle qui perd son temps à poursuivre des gens « anormaux » (en effet, s’occuper de ratés agis par leur propre ressentiment, est-ce bien là une activité qui en vaille la peine ?). Mais il ne faut pas s’y tromper : elle peut être au contraire d’une puissance redoutable, car elle redouble la question du cercle en habituant les esprits à la pratique de la césure du normal et du pathologique dans le champ politique. Il suffit de poser la matrice selon laquelle tout « complotiste » et tout « complotisme » traduisent d’abord une pathologie de l’âme et de la vérité.

Mais si elle s’arrêtait là, la sainte inquisition de l’anti-complotisme ne serait pas si crainte. Or, elle dispose de deux pouvoirs religieux propres à terrifier. Elle maîtrise d’abord la dénomination en amont et ses effets en aval. Elle peut identifier du complotisme bien avant la dérive pathologique pourchassée : tout esprit qui entend dépasser les apparences des choses pour remonter aux explications du réel pourrait être qualifié de complotisme. On pressent le procédé : rechercher les forces sociales et politiques qui ont le plus d’emprise sur le monde comme il va serait au fond rien de moins qu’assimilable à la nauséabonde recherche des boucs-émissaires ! Voilà pour le retour amont de l’anathème. Mais le basculement vers l’aval donne le coup de grâce, avec le passage de l’assimilation et du glissement. Mener une critique radicale, c’est vouloir remonter aux causes du réel politique (de la domination pour résumer) ; vouloir remonter aux causes du politique, c’est admettre peu ou prou que des « groupes » (des dirigeants influents, des représentants de certaines classes sociales, conscients d’eux-mêmes et résolus à servir leurs intérêts) décident de la vie du plus grand nombre ! Mais la technique du glissement permet un véritable coupe-file idéologique : qui dit classes sociales conscientes et actives, dit minorités agissantes, qui dit minorités agissantes dit « complot maçonnique », ou « complot juif », ou « complot judéo-maçonnique », ou encore « complot de la ploutocratie judéo-maçonnique », quatre formulations au cœur de l’idéologie conspirationniste d’extrême-droite depuis des décennies. Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs en son temps subi un procès pour avoir parlé des « élites mondialisées ». Le glissement s’appuie alors sur des rapprochements censés parler d’eux-mêmes, notamment via la critique du gouvernement israélien, qui serait menée au nom d’une « complaisance islamogauchiste ». Par l’assimilation à l’antisémitisme, la puissance religieuse de l’anti-complotisme est de faire tomber l’ennemi dans le néant. Édouard Drumont[12] n’a-t-il pas dénoncé les puissances de l’argent avant de sombrer dans la paranoïa antisémite ? Dans chaque penseur radicalement anti-capitaliste n’y aurait-il pas un Drumont qui sommeille ? Marx ne serait-il pas le premier « complotiste »[13] ? Les experts en glissement, assimilation, rapprochement ne sont pas nouveaux. Mais ils disposent aujourd’hui d’une notion suffisamment englobante pour neutraliser dans l’œuf toute pensée critique.

Ainsi l’arme fatale de la sainte inquisition est de chercher à faire disparaître tout espace intellectuel et politique entre l’« extrémisme » en proie au complotisme, d’un côté, et le cercle de la raison drapé dans son courageux refus du « déni » du réel, de l’autre.  Pour cela, la maîtrise de la topologie politique est décisive. Car la finalité de l’anti-complotisme monomaniaque est de tracer la frontière qui sépare les camps. Carl Schmitt, le juriste du IIIe Reich, disait qu’il y a de la politique quand, tout d’un coup, la population se divise en « amis » et « ennemis ». Car, pour lui, la politique c’est la guerre, renversant la formule de Clausewitz selon laquelle la guerre est la politique continuée par d’autres moyens. Ici, c’est la politique qui est la guerre poursuivie par d’autres moyens, dont celui de décider qui est dans le bon camp, celui des « amis », et dans le mauvais, celui des « ennemis ».

La finalité politique de l’anti-complotisme

Or, récemment, Rudy Reichstadt, figure en vue de la croisade anti-complotisme a désigné l’espace de l’ennemi à travers un très étonnant rapprochement entre Éric Zemmour et Fréderic Lordon : « Zemmour dit des choses qui auraient pu être écrites par Lordon » professe l’intéressé[14]. Cette désignation, incroyablement imprudente quand on y pense, est très instructive. Si ce que dit l’un (Zemmour) aurait pu être écrit par l’autre (Lordon), c’est que le prophète du « grand remplacement » et le penseur radicalement anti-capitaliste présentent, aux yeux de l’anti-complotiste professionnel, des similitudes profondes. Mais il ne dira pas lesquelles. Il s’agit d’accoutumer les esprits à l’assimilation de figures qui fondent leur positionnement politique sur un discours de philosophie politique pour l’un (Lordon), sur une reconstruction imaginaire, identitaire, xénophobe et islamophobe du roman national pour l’autre (Zemmour). Au nom de quoi et par quel prodige deux figures aussi étrangères l’une à l’autre deviennent-elles interchangeables pour le chantre de l’anti-complotisme ? Est-ce en raison de je ne sais quelle parenté « complotiste », une fois établi justement que l’anti-capitalisme serait un « complotisme » au même titre que le « grand-remplacementisme » Si penser que des classes sociales détentrices de multiples formes de capital (économiques, sociaux, culturels, symboliques, de réseaux) conduisent le monde et la société vers sa destruction pour pouvoir maintenir leur domination c’est être forcément « complotiste »[15], voilà une manière lumineuse de vendre la mèche ! Mais comme cela reste indémontrable, car échappant à toute forme de démonstration rationnelle, il ne reste plus que les ressources de l’assimilation et du glissement au nom de la croisade de la raison contre l’obscurantisme.

Cette petite fanfaronnade lancée à la cantonade devant un journaliste de Libération révèle désormais, et mieux que de longs discours, la finalité politique de l’anti-complotisme.  Parce que le complotisme est la figure repoussoir qui permet d’assimiler sans contestation tous les vrais et tous les faux ennemis de l’extrême-centre. Mais pour faire un tel usage de la notion, il faut banaliser son recours, ce qui au passage confère à ceux qui la manie leur brevet de probité.  On comprend mieux alors pourquoi d’aucuns s’occupent inlassablement de « réfuter » les « théories » les plus délirantes énoncées par les esprits les plus égarés. Il s’agit d’ installer une instance de la « raison » dont l’entreprise sera de rejeter dans la fange unique d’une même déraison toute contestation radicale du pouvoir du capital et de ses laquais. CQFD.

On sait désormais à quoi sert le complotisme et ceux qui servent sa cause. Savoir quels bénéfices symboliques ou matériels ils en retireront est une autre question, tant le parti intérieur (Orwell) ne manque pas de légions.

À suivre.

Paris, le 13 juin 2023

[1] Alain Minc, figure emblématique de la maîtrise conjuguée des leviers du pouvoir dans la France contemporaine : livres de conjoncture pour expliquer le monde (ouvrages en apparence descriptifs, mais totalement prescriptifs), accès illimité aux médias, opérateur de mise en réseaux de tous les cercles d’influence, prétention à avoir « l’oreille » des politiques, capacité à tirer parti de s’être beaucoup trompé, etc..

[2] Pensons à ce qu’il reste du parti socialiste hors NUPES dans son effort vain pour crédibiliser la croyance en un espace politique entre la contestation portée par la NUPES et « l’aile gauche » du parti présidentiel.

[3] Dans l’émission « l’Esprit public », sur France culture, dimanche 11 juin 2023, l’ancienne directrice de l’ENS Monique Canto-Sperber estime, par exemple, qu’il faut sauver « le raisonnable face aux extrêmes ».

[4] Mais plus généralement, où est la rationalité des choix et des non-choix du pouvoir en matières économique, sociale, scolaire, environnementale ?

[5] Sur la notion d’« extrême-centre », lire « l’extrême-centre dans sa forteresse » (Revermont, 22 mai 2023).

[6] Le revival médiatique récent de Jean-François Khan est entièrement consacré à cette tâche, à grands renforts de références historiques énoncées avec sa véhémence coutumière : ainsi, un esprit ignorant des circonstances du coup d’État de 1973 au Chili pourrait penser, à écouter le fondateur de Marianne, que Allende est la cause de Pinochet…

[7] Comme souvent, c’est l’idéologue du régime et « philosophe de cour » (les deux étant indissociables) Raphaël Enthoven qui a vendu la mèche il y a quelques mois ; en cas de second tour Marie Le Pen/Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, il aurait voté Le Pen. Depuis, les signes se sont multipliés qui ont confirmé cette préférence. Rien d’étonnant au fond, le technocratisme néo-libéral a montré dans l’histoire de quel côté il penchait quand il était confronté à une réelle contestation.

[8] (1910-2021), auteur d’un Dictionnaire de la vie politique française en 5 volumes.

[9] (1957-2015), auteur d’une Encyclopédie politique française en 2 volumes, ainsi que de très nombreux travaux biographiques.

[10] Rudy Reichstadt, Au cœur du complot, Grasset, 2023.

[11] Ibid.

[12] (1844-1917). Journaliste et écrivain, antidreyfusard et antisémite, créateur du journal La Libre parole et auteur, en 1880, du succès de librairie La France juive.

[13] Tout est possible en termes de dénomination depuis que l’on sait, selon l’actuelle présidente de l’Assemblée nationale, que Jaurès, c’était « l’extrême gauche ».

[14] Libération, 25 avril 2023.

[15] Au passage, 1984 de George Orwell, dont se réclament inlassablement les muscadins de la pensée bâillonnée tendance Marianne et les anti-complotistes immergés dans la croisade du « vrai » contre le « faux », devrait être considéré comme un livre « complotiste » puisqu’il est entièrement consacré à la mise au jour des ressorts secrets de la domination !

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