Jean-Luc Godard fut interviewé par Mediapart, et cet entretien fut qualifié dans le premier commentaire de lunaire, du fait que cet entretien n'a, à première vue, ni queue ni tête... Aurait-il perdu la tête? Dépassons ce jugement immédiatement pour observer certains éléments de cet entretien.
On y apprend tout d'abord que Godard regarderait beaucoup les chaînes d'informations continues.
Pourquoi se soumettre à tel cauchemar?
Est-ce intentionnel ou instinctif?
En effet, n'est-il pas symptomatique de notre époque de vouloir savoir ce qui se passe?
On découvre ensuite qu'il se remémore constamment cinq phrases.
Que veulent dire ces cinq phrases pour Godard?
Et pourquoi se les remémore-t-il constamment?
L'oubli ne serait-il pas une caractéristique de notre époque? Et si Godard se souvient, est-ce pour résister?
Si oui, face à quoi ou contre qui?
L'oubli serait-il notre pire ennemi?
Et enfin, que la raison pour laquelle il a accepté l'entretien est qu'il ne connaissait pas les intentions de Mediapart.
Ces intentions se découvrent progressivement au fil de l'entretien au travers des questions posées. Et peut-être serait-il intéressant que les journalistes de Mediapart partagent ouvertement leurs intentions avec Godard, en lui envoyant directement les questions qu'iels auraient souhaité lui poser. Un envoi sans attendre aucune réponse mais uniquement pour lui offrir leurs intentions, afin qu'il en fasse ce que bon lui semble... Pour le dire autrement, que voulaient entendre les journalistes de Mediapart? Une critique probablement... Mais Godard ne prendra certainement pas position contre une face de la pièce pour une autre... C'est la pièce mème qu'il observe... Lancée en l'air, elle tourne d'un côté puis d'un autre puis d'un autre puis d'un autre jusqu'à tomber un jour...
La sculpture d'Hannah Arendt qu'il pointe aux journalistes est un autre élément intéressant. Personnage fascinant, tant par ses écrits sur le totalitarisme, que pour son Amour d'Heidegger...
On y apprend également que la lumière qui émane des yeux des humains diffère de celle des chiens dans le sens où ces derniers ne sont animés par aucune intention.
Que nos petites lettres tendent à nous éloigner de nos images inconscientes. Seul le poète - et l'artiste en général - seraient donc à même de suggérer ces images en nous ... de nous reconnecter avec elles. L'intention de Godard est peut-être bien celle-ci. À travers ses images, il tente de se reconnecter avec lui-même et nous invite à faire de même...
Mais revenons à l'essentiel de l'article, à savoir ce qui n'a pas été dit concernant les cinq phrases. Je cite:
- La première c’est une phrase de Bernanos. Dans Les Enfants humiliés, ou ailleurs. J’en ai fait un petit film, du reste, sur Sarajevo [Je vous salue Sarajevo, en 1993, voir la vidéo ci-dessous – ndlr] :
« La peur voyez-vous est quand même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint, elle n’est pas belle à voir, tantôt éraillée, tantôt médiatique, et pourtant ne vous y trompez pas, elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme. »
C’est une phrase qui peut tout à fait se rapporter à la France d’aujourd’hui qui a peur. Même CNews peut en parler.
La Peur. La deuxième phrase est de Bergson. Elle m’avait été envoyée par un ancien régisseur, je l’avais déjà citée, il me l’a recitée, puis je l’ai fait dire à Alain Badiou dans Film Socialisme. C’est :
« L’esprit emprunte à la matière les perceptions dont il fait sa nourriture et les lui rend sous forme de mouvement auquel il imprime sa liberté. »
Je n’ai jamais bien compris le mot de « perception », les perceptions de la matière.
La Perception.La troisième phrase, c’est une phrase de Claude Lefort, qui était un philosophe du temps d’un petit groupement qui s’appelait Socialisme ou barbarie, à l’époque de Sartre et Simone de Beauvoir :
« Les démocraties modernes, en faisant de la pensée un domaine politique séparé, prédisposent au totalitarisme. »
Et voici l’image d’une jeune fille qui plus tard a écrit des livres sur le totalitarisme. (Il montre le portrait en noir et blanc d’Hannah Arendt.)Hannah Arendt, encore.
Après il y a une quatrième phrase, vais-je me souvenir du nom de l’auteur ? Pour le retrouver, je tape sur mon iPhone le nom d’un livre qui s’appelle Masse et Puissance [publié en 1960 - ndlr].
Jean-Paul Battaglia [son assistant] : Je vais le faire… Elias Canetti.
J’ai mis cette phrase dans Le Livre d’image - elle est dite par ma femme à ce moment-là. On pourrait la dire à Greta Thunberg :
« Nous ne sommes jamais assez tristes pour que le monde soit meilleur. »
Greta.Et j’en rajoute une cinquième, qui est une phrase de Raymond Queneau, dont j’ai beaucoup aimé à l’époque les romans. Cet aphorisme est le suivant :
« Tous les gens pensent que deux et deux font quatre, mais ils oublient la vitesse du vent. »
La logique?
Pourquoi ne pas tenter, nous aussi, de nous rappeler ces phrases, ou bien encore mieux de trouver les nôtres?
Et enfin la chute:
Les cinq phrases, pour les cinq doigts, dont je me souviens depuis des années, et que j’essaie de me répéter, comme un vade-mecum. Je le fais mécaniquement, et des fois, j’essaie d’y penser un peu, de rester avec elles. Surtout quand je m’endors, en général. Voilà. Vous avez réussi à me faire parler, hein. Puisque c’est ce que vous vouliez.
Comme un vade-mecum... Cinq phrases tel un pharmakon...
Maintenant que nous connaissons l'intention de Mediapart d'après Jean-Luc Godard, quelle était la sienne sinon de découvrir celle de Mediapart?
Et pourquoi n'avez-vous pas interrogé Godard sur ses cinq phrases?