Jowett et O’Donnell (2012), chercheurs dans le domaine de la communication politique et des études sur la propagande, définissent la propagande comme « une tentative délibérée et systématique de façonner les perceptions, de manipuler les cognitions et de diriger les comportements afin d’obtenir une réponse qui serve l’intention souhaitée du propagandiste ».
La propagande a toujours été une arme de guerre, mais dans l’Europe d’aujourd’hui, et tout particulièrement en Allemagne, elle a atteint un nouveau niveau de sophistication. Ce qui visait autrefois des adversaires étrangers est désormais de plus en plus dirigé vers les populations locales.
Soutenue par les médias dominants, les stratégies de l’OTAN et le consensus des élites, la propagande en Europe vise moins à informer les citoyens qu’à façonner leur environnement cognitif.
Le chercheur allemand Jonas Tögel nomme ce phénomène « guerre cognitive », une tentative délibérée de modeler les pensées, les émotions et même les instincts de populations entières.
Dans cet article, je propose d’examiner l’état actuel de la propagande en Allemagne et en Europe, ses objectifs et sa trajectoire autodestructrice, le rôle de l’OTAN dans l’instrumentalisation de la cognition, ainsi que le cadre culturel qui permet aux Européens de se percevoir comme un « jardin » entouré de « jungle ».
En m’appuyant sur les analyses de Tögel, de l’intervieweur et chercheur suisse, Pascal Lottaz, de l’Institut d’études sur la neutralité à l’Université de Kyoto, et du philosophe allemand Hans-Georg Moeller, je m’interroge sur la direction que prend cette propagande et sur l’existence éventuelle d’une lueur d’optimisme.
L’état actuel de la propagande en Allemagne et en Europe
L’analyse de Jonas Tögel montre que les médias allemands sont aujourd’hui plus propagandistes qu’à n’importe quel moment depuis la Guerre froide. Dans son étude du Tagesschau, le journal télévisé le plus regardé en Allemagne, il a mis en évidence un cadrage systématique : commencer par un reportage apparemment neutre, puis guider subtilement les spectateurs vers des conclusions unilatérales. Les crimes de guerre russes sont mis en avant, ceux de l’Ukraine passés sous silence ; les demandes de la Russie apparaissent comme irrationnelles, celles de l’Ukraine comme légitimes.
Il ne s’agit pas d’un hasard. Tögel souligne que l’Allemagne dépense chaque année plus de 100 millions d’euros en « relations publiques », un euphémisme pour désigner la propagande financée par l’État. Les services de renseignement surveillent les récits médiatiques et déploient rapidement des contre-mesures lorsque des points de vue alternatifs gagnent en visibilité.
L’OTAN a elle-même établi des « centres d’excellence » dédiés à la guerre narrative, tandis que des lois européennes comme le Digital Services Act mettent en place l’infrastructure juridique nécessaire pour contrôler la dissidence en ligne, selon le chercheur.
En somme, la propagande en Allemagne ne se réduit pas aujourd’hui à des informations biaisées : elle constitue une campagne coordonnée, professionnelle et abondamment financée, qui brouille la frontière entre information et opérations psychologiques.
La guerre cognitive de l’OTAN : quand la cible devient intérieure
Traditionnellement, la propagande visait des ennemis étrangers. Aujourd’hui, l’OTAN décrit ouvertement la « guerre cognitive » comme un nouveau domaine de bataille, aux côtés de la terre, de la mer, de l’air, de l’espace et du cyberespace. Le sixième domaine est l’esprit humain lui-même.
Selon Tögel, la stratégie de résilience de l’OTAN exige des « citoyens résilients » définis non comme des individus capables de pensée indépendante, mais comme des personnes qui « pensent et ressentent les bonnes choses ». En pratique, cela revient à modeler l’opinion publique pour garantir son alignement avec les objectifs de l’OTAN, tout en rejetant toute dissidence comme étant de la « désinformation russe ».
L’hypocrisie est flagrante : les dirigeants occidentaux prétendent défendre la démocratie et le débat ouvert en censurant les voix dissidentes. Comme le souligne Tögel, cette inversion — « défendre la liberté par la censure » — ne se trame pas dans l’ombre, mais se discute ouvertement lors de conférences de l’OTAN. Les citoyens sont invités à croire que la guerre cognitive les protège contre la manipulation étrangère, alors qu’en réalité, ce sont leurs propres esprits qui deviennent le champ de bataille.
La censure en Occident devient de plus en plus explicite. La politique récemment adoptée par le Pentagone sous l’administration Trump impose désormais aux journalistes d’obtenir une autorisation avant de publier certaines informations, y compris non classifiées, sous peine de perdre leur accréditation. Comme il est écrit dans une note du ministère de la Défense, « l’information doit être approuvée pour diffusion publique par un responsable autorisé avant sa publication, même si elle n’est pas classifiée. »
Pourquoi les Européens croient-ils à leur propre propagande ?
Une des questions les plus frappantes est de savoir pourquoi les Européens font si facilement confiance à leur propre propagande, tout en considérant la manipulation comme un phénomène qui n’existe qu’« ailleurs ». C’est une question que j’ai posée à de nombreuses reprises, sans jamais obtenir de réponse, seulement des regards offensés.
Selon Tögel, une partie de l’explication réside dans la professionnalisation : les débats télévisés et les journaux d’information allemands sont minutieusement mis en scène pour créer de la crédibilité. En commençant par un reportage neutre (la technique dite du « pied dans la porte »), le public est plus enclin à accepter ensuite des conclusions biaisées.
Un autre facteur est d’ordre sociologique. Les journalistes travaillent souvent comme indépendants ou contractuels, ce qui les rend dépendants des attentes des rédactions pour assurer leur subsistance. Cela engendre, comme le dit Lottaz, un « mécanisme naturel » où la conformité est récompensée et la dissidence punie. À terme, la propagande ne repose plus sur des ordres directs mais sur une autocensure systémique.
Les conséquences sont graves : la peur du public vis-à-vis de la Russie est délibérément cultivée, non pour encourager des négociations de paix, mais pour maintenir le soutien aux livraisons d’armes et à l’escalade militaire. Statistiquement, un niveau plus élevé de peur correspond à une plus grande acceptation publique de la guerre et de la perte de bien-être.
L’arrogance innocente allemande et le complexe de supériorité européen
Hans-Georg Moeller, de l’Université de Macao, apporte une autre dimension : le cadre culturel qui sous-tend la propagande européenne. Il décrit l’attitude allemande comme une « arrogance innocente », l’idée que la supériorité allemande, autrefois fondée sur le nationalisme, s’exprime désormais à travers l’Union européenne.
L’Allemagne projette une supériorité morale sur l’Europe, présentant l’UE comme un « jardin » entouré d’une « jungle » chaotique, comme exprimé par Josep Borrell. Cette vision du monde suppose que les Européens sont les gardiens éclairés de la civilisation, tandis que le reste du monde demeure en retard.
Moeller rappelle l’épisode où un homme politique allemand se plaignait auprès du président de la Namibie de la présence de plus de Chinois que d’Allemands dans son pays, un commentaire enraciné dans une nostalgie coloniale et une vision de supériorité, tout en oubliant que les Namibiens n’ont pas oublié le génocide commis par l’Allemagne coloniale dans son pays.
Cette arrogance européenne aveugle les décideurs aux réalités mondiales. Tandis que l’Europe s’accroche à une rhétorique morale, des pays comme la Chine la dépassent en matière de modernisation et de développement. Convaincus que leur État-providence est éternel, les Européens sous-estiment leur vulnérabilité. Comme le prévient Moeller, ce complexe de supériorité laisse l’Europe « prise au dépourvu », incapable de s’adapter à un ordre mondial en mutation.
La propagande comme autodestruction
Tögel et Moeller convergent vers une conclusion inquiétante : la propagande ne renforce pas l’Europe, elle accélère son déclin, car elle empêche ses dirigeants et ses citoyens de voir la réalité.
En présentant la guerre en Ukraine comme une « bataille pour la démocratie » sans objectifs réalistes, les dirigeants européens jouent leur propre avenir. Contrairement aux États-Unis ou à la Russie, toute escalade aurait un effet dévastateur directement sur l’Europe.
De plus, la propagande entretient l’irrationalité. Alors que la Russie et la Chine (et, dans une certaine mesure, les États-Unis) agissent selon une logique géopolitique, l’Europe s’accroche à des récits émotionnels qui se contredisent : la Russie serait à la fois faible et sur le point de conquérir Berlin ; l’Ukraine serait à la fois victorieuse et désespérément dépendante de l’aide pour survivre. Ces contradictions ne tiennent que par une manipulation constante.
L’État-providence, autrefois fleuron de l’Europe, est aujourd’hui fragilisé par une augmentation massive des dépenses militaires. L’Allemagne dépense à elle seule environ 200 milliards d’euros par an en défense, détournant des ressources des écoles, de la santé, des infrastructures et des retraites. Si la propagande continue à étouffer la dissidence, les citoyens risquent de réaliser trop tard que leur sécurité et leur prospérité ont été sacrifiées sur l’autel des illusions, selon ces chercheurs.
En France
En France, ces dynamiques ne sont pas absentes. Le traitement médiatique de la guerre en Ukraine a suscité de vives critiques, notamment face à l’absence de pluralisme dans certains grands médias audiovisuels, accusés de relayer presque exclusivement la ligne gouvernementale et atlantiste.
Parallèlement, la Loi de programmation militaire 2024-2030, qui prévoit un budget de plus de 400 milliards d’euros pour les armées, a relancé le débat sur les priorités nationales : faut-il financer l’escalade militaire au détriment des services publics, de la santé ou de l’éducation ?
Ici encore, le cadrage médiatique tend à présenter ce choix comme une nécessité incontestable, renforçant le sentiment que les marges de contestation sont réduites.
Cet exemple français illustre que la guerre cognitive et la fabrique du consentement ne concernent pas seulement l’Allemagne ou l’OTAN, mais traversent l’ensemble de l’espace public européen.
Des raisons d’espérer ?
Malgré le constat sombre, Tögel laisse entrevoir un espoir prudent : la prise de conscience progresse grâce aux médias indépendants, aux canaux de recherche alternatifs et à l’activisme citoyen qui exposent les mécanismes de la propagande. Il insiste sur le fait que si le public exige la paix, les élites politiques devront tôt ou tard s’y plier.
L’optimisme ne réside pas dans l’OTAN ou les élites européennes, mais dans la capacité des citoyens ordinaires à retrouver leur raison. L’antidote à la propagande est le pluralisme : l’exposition à des perspectives multiples, le débat critique et une démocratie véritable, où les décisions de guerre et de paix appartiennent au peuple et non à des élites coupées de la société.
Conclusion
La propagande construite à travers des informations et des débats unilatéraux en Allemagne et en Europe est aujourd’hui sans précédent par son ampleur, sa sophistication et son potentiel autodestructeur. Elle entretient des politiques irrationnelles, réprime la dissidence et empêche les Européens de voir les réalités géopolitiques mondiales. La guerre cognitive menée par l’OTAN, loin de défendre la démocratie, la mine en visant les esprits de ses propres citoyens sous prétexte de les protéger.
La critique de Hans-Georg Moeller sur l’arrogance allemande révèle la logique culturelle sous-jacente : le complexe de supériorité européen entretient l’illusion que le continent est le « jardin » de la civilisation, même lorsqu’il est dépassé par d’autres.
Où cela mène-t-il ? À moins que les Européens ne se réveillent, le résultat pourrait être un déclin économique, politique, académique et même civilisationnel. Mais si la prise de conscience se diffuse, si les citoyens reprennent leur rôle de décideurs, la propagande pourrait s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions, ou peut-être encore raviver l’esprit démocratique qu’elle cherchait à étouffer. L’autre possibilité est de poursuivre sur la voie de l’autodestruction.