Ricardo Martins

Docteur en sociologie, spécialisé en géopolitique et relations internationales

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Billet de blog 26 septembre 2025

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L’Union européenne, superpuissance normative en quête de crédibilité

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Le contexte

Depuis quelques années, les responsables européens et les analystes décrivent de plus en plus souvent l’Union européenne comme une « superpuissance réglementaire ». Faute de disposer du dynamisme économique des États-Unis ou de la puissance industrielle de la Chine, l’UE a fait de son cadre normatif un instrument d’influence mondiale.

Du RGPD (Règlement général sur la protection des données) au Digital Services Act, en passant par le futur règlement sur l’intelligence artificielle, Bruxelles s’est imposée comme le centre névralgique de la production de standards globaux. À cela s’ajoutent également les réglementations vertes européennes.

Mais ce choix peut aussi être lu comme un aveu implicite : l’Europe a échoué à s’imposer sur les terrains stratégiques de l’économie du XXIᵉ siècle – technologies, plateformes numériques, industries de pointe – et s’appuie désormais sur les règles plutôt que sur l’innovation comme principal levier d’influence.

Deux questions en découlent : la domination réglementaire compense-t-elle la faiblesse économique ? Et peut-elle fonctionner sans le soft power et l’autorité morale qui fondaient autrefois l’attrait normatif de l’Europe ?

Technocrates et fierté de la régulation

Les technocrates européens se félicitent de voir l’UE qualifiée de superpuissance réglementaire. En effet, l’« effet Bruxelles » (Bradford, 2020) illustre comment les règles européennes deviennent souvent des standards mondiaux de facto, les multinationales adaptant leurs pratiques globales aux normes de l’UE.

Mais le revers est patent : la sur-réglementation est devenue synonyme du manque de compétitivité européenne.

Comme le souligne le prince Michael du Liechtenstein, la passion de l’UE pour la bureaucratie et les contrôles top-down relève d’un « suicide technocratique par la régulation ». Les normes telles que les European Sustainability Reporting Standards (ESRS) – 400 pages et 1 444 points de données – mobilisent des ressources qui pourraient autrement servir la productivité et l’innovation.

Ainsi, derrière le récit d’une superpuissance réglementaire se cachent fragilité économique, inertie institutionnelle et affaiblissement démocratique.

Innovation et compétitivité : un retard chronique

La comparaison avec les États-Unis et la Chine met en lumière les faiblesses structurelles de l’Europe. La Stratégie de Lisbonne (2000) promettait de faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde » d’ici 2010.

Or, comme l’a montré une étude de l’Université Bocconi, les financements européens à l’innovation ont surtout profité aux grandes entreprises établies plutôt qu’aux start-up dynamiques, consolidant des inefficacités au lieu de nourrir la disruption.

Résultat : des écosystèmes d’innovation atones, une faible croissance de la productivité et une compétitivité en berne. De nombreuses jeunes pousses européennes s’expatrient vers les États-Unis ou les pays du Golfe.

Les chiffres macroéconomiques confirment ce déclin :

  • En 2008, le PIB par habitant de l’UE représentait 77 % de celui des États-Unis ; en 2023, il n’en représente plus que 50 %.
  • En 2024, le PIB américain atteignait 29,2 trillions de dollars, contre 19,4 trillions pour l’UE.
  • Dans le même temps, la Chine est passée de 4,7 trillions de dollars en 2008 à 18,8 trillions en 2024, frôlant ainsi le niveau européen.

Loin de combler l’écart d’innovation et de productivité, l’Europe a donc perdu du terrain.

Taille relative de l’économie : de la parité à la précarité

Le recul européen apparaît encore plus clairement à long terme. Dans les années 1980-1990, le PIB de l’Europe était à peu près équivalent à celui des États-Unis, et quatre à cinq fois supérieur à celui de la Chine. L’Europe et les États-Unis détenaient chacun près de 25-26 % du PIB mondial, contre seulement 2-6 % pour la Chine (Banque mondiale, FMI).

En 2023, l’équilibre a basculé :

  • Les États-Unis représentent environ 26 % du PIB mondial, consolidant leur centralité.
  • La Chine atteint 17-18 %, rattrapant puis parfois dépassant l’UE.
  • L’UE tombe à 16-17 %, désormais distancée par Washington et talonnée par Pékin.

Ce qui était autrefois un équilibre triangulaire favorable à l’Europe est devenu une hiérarchie où elle occupe une position secondaire. L’économie américaine est aujourd’hui 1,5 à 2 fois plus importante que celle de l’UE, tandis que la Chine est passée d’un PIB marginal à une quasi-équivalence. Selon Kishore Mahbubani, d’ici 2050, l’UE ne représentera plus que la moitié du PIB chinois, à peine au niveau de l’Inde.

À ce déficit de poids économique s’ajoute celui de l’innovation, fragilisant l’influence mondiale de l’UE. Sans regain de productivité ni leadership technologique, elle risque de rester une puissance réglementaire sans muscles économiques – une base précaire pour peser sur l’ordre mondial.

Des coûts énergétiques élevés (aggravés par l’échec de l’Energiewende allemande et les sanctions contre la Russie), le déclin démographique, la pénurie d’ingénieurs et la rigidité du marché du travail accentuent encore le défi. L’Europe risque la marginalisation si elle n’amorce pas une relance de sa productivité et une adaptation technologique.

Soft power et autorité morale : le vide

L’efficacité de l’influence réglementaire suppose une légitimité et un respect international. Historiquement, l’UE en jouissait en se posant en championne de la démocratie, des droits humains et du multilatéralisme.

Cette autorité s’est aujourd’hui effondrée. Le soutien européen à Israël dans la guerre de Gaza – perçu dans le Sud global comme génocidaire – a détruit sa crédibilité normative. En fournissant armes, renseignements et appui politique, l’Europe est accusée de complicité dans des crimes de guerre et opérations de nettoyage ethnique.

Ses politiques migratoires – déléguant l’asile à la Libye où les migrants subissent des conditions assimilables à l’esclavage – achèvent de saper ses valeurs proclamées.

Ainsi, pour une grande partie du Sud global, l’Europe apparaît moins comme un leader normatif que comme une ancienne puissance coloniale perpétuant un colonialisme d’un nouveau genre. Le rappel des violences coloniales en Afrique, en Asie ou au Moyen-Orient reste vivant.

Ce discrédit mine la capacité de l’UE à imposer ses règles comme légitimes. Sans autorité morale, ses normes risquent d’être perçues comme coercitives plutôt qu’attractives.

Position géopolitique : vassale des États-Unis ?

La guerre de Gaza et le conflit en Ukraine révèlent également la dépendance stratégique profonde de l’Europe vis-à-vis de Washington. Malgré les appels à « l’autonomie stratégique » (Stratégie globale de l’UE, 2016 ; Boussole stratégique, 2022), l’UE reste tributaire de l’OTAN et de l’ombre américaine pour sa sécurité, au prix parfois d’accords désavantageux – tel l’accord commercial négocié dans la propriété privée de Donald Trump en Écosse.

Certains décrivent cette posture comme un mélange d’apaisement et de subordination : « payer et prier » pour répondre aux exigences américaines en matière de tarifs douaniers, d’achats militaires et d’alignement géopolitique. Cette dépendance érode la souveraineté, réduisant l’Europe à ce que le philosophe Jürgen Habermas appelle une « entité post-souveraine ».

À défaut de capacités de défense indépendantes et de diversification économique, l’UE risque l’irrélevance géopolitique.

Quelles issues possibles ? Vers un renouveau

Pour éviter l’insignifiance, l’Europe doit s’attaquer à ses faiblesses structurelles :

  1. Réduire la sur-réglementation : simplifier les normes, alléger la conformité, laisser plus d’espace à l’innovation.
  2. Revitaliser les écosystèmes d’innovation : financer les start-up, développer des marchés de capitaux tolérants au risque, encourager l’expérimentation plutôt que la régulation déterministe.
  3. Restaurer l’autorité morale : adopter des positions cohérentes sur les droits humains, cesser toute complicité dans des génocides comme Gaza, aligner les politiques migratoires sur des valeurs humanitaires.
  4. Poursuivre l’autonomie stratégique : investir dans la défense, diversifier les sources d’énergie, bâtir des partenariats hors de l’ombre américaine.
  5. Réaffirmer les valeurs fondamentales : renouer avec la tradition européenne de liberté, de responsabilité et de redevabilité civique, comme le rappellent l’étude de Bocconi et les propos du prince de Liechtenstein.

Au-delà de la bulle bruxelloise : un optimisme possible ?

La « bulle bruxelloise » – bureaucrates, think tanks, consultants – entretient souvent le statu quo, centrée sur la conformité et l’auto-préservation institutionnelle plutôt que sur l’innovation. Les analyses critiques les plus marquantes, comme le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne (2024) ou les réflexions d’Enrico Letta sur le marché unique, viennent de l’extérieur de cette bulle.

Malgré ce déclin structurel, l’Europe conserve des atouts majeurs : populations éduquées, universités de rang mondial, PME à portée internationale, richesse culturelle. Avec courage politique et réformes institutionnelles, elle pourrait restaurer sa compétitivité et sa crédibilité.

Sans réforme, cependant, l’UE risque de dériver vers l’insignifiance géopolitique : ni véritable superpuissance, ni régulateur respecté, mais un musée à ciel ouvert, attirant des touristes plutôt que des investisseurs.

Quelques faits conclusifs :

  • La définition de l’Europe comme « superpuissance réglementaire » traduit davantage une faiblesse qu’une force : la régulation compense les manques d’innovation et de compétitivité.
  • Le poids économique relatif de l’UE s’est effondré depuis les années 1990, les États-Unis prenant de l’avance et la Chine rattrapant.
  • La sur-réglementation étouffe la productivité et l’innovation, accablant les entreprises.
  • Le soft power et l’autorité morale de l’Europe se sont effondrés, notamment dans le Sud global, en raison du génocide à Gaza et des politiques migratoires incohérentes.
  • L’UE est devenue stratégiquement dépendante des États-Unis, ce qui mine sa souveraineté et sa crédibilité.
  • Le renouveau suppose de réduire la bureaucratie, stimuler l’innovation, restaurer l’autorité morale et embrasser une véritable autonomie stratégique.
  • Sans réforme, l’étiquette de « superpuissance réglementaire » risque de devenir l’épitaphe d’un continent ayant troqué sa créativité et sa souveraineté contre des règles et une dépendance.

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