Richard Amalvy (avatar)

Richard Amalvy

Consultant en stratégie et militant associatif.

Abonné·e de Mediapart

16 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 septembre 2015

Richard Amalvy (avatar)

Richard Amalvy

Consultant en stratégie et militant associatif.

Abonné·e de Mediapart

Kerviel : la fabrication du bouc émissaire

Dans l'affaire qui oppose Jérôme Kerviel à la Société générale, il faut montrer les raisons pour lesquelles les vrais responsables ont eu besoin d’un bouc émissaire pour s’exonérer de leur turpitude. Décryptage.

Richard Amalvy (avatar)

Richard Amalvy

Consultant en stratégie et militant associatif.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans l'affaire qui oppose Jérôme Kerviel à la Société générale, il faut montrer les raisons pour lesquelles les vrais responsables ont eu besoin d’un bouc émissaire pour s’exonérer de leur turpitude. Décryptage.

Avec Camus, je pense que la révolte naît aussi du spectacle de l’oppression dont un autre est victime. C’est la raison pour laquelle je me suis engagé auprès de Jérôme Kerviel, que j’ai rencontré grâce à son avocat, mon ami David Koubbi. Pour comprendre l’histoire de Jérôme, il faut tout d’abord s’intéresser à lui. Au moment des faits, il était trader junior. La banque l’a formé à devenir la « bonne gagneuse» dont elle avait besoin. Trader, pour certains, c’est un anathème. Comme Jean-Luc Mélenchon, je crois au parallélisme avec l’affaire Dreyfus dans le processus de fabrication du bouc émissaire. En 1894, le seul fait d’être juif faisait de Dreyfus un traître. En 1898, Jaurès décida de soutenir celui qui incarnait pour lui l’humanité en soi et non un militaire ou un bourgeois, encore moins un juif. Pour ne pas être aveuglé par les préjugés liés au métier de trader, c’est donc l’humanité de Jérôme Kerviel que nous devons mettre en avant, nous montrant le risque d’être tous, à un moment ou à un autre, pris dans l’engrenage de l’erreur judiciaire par la force de l’entre soi des milieux dirigeants, de la prébende et de l’impunité administrative. Pire, par le mépris de classe. Le spectre de l’erreur judiciaire, c’est ce qui a notamment agrégé à notre cause les députés Georges Fenech (UMP) et Alain Touret (PRG), co-auteurs d’un rapport parlementaire sur la révision des condamnations pénales.

Cette cause consiste à défendre le principe selon lequel « tout accusé a droit à un procès équitable », article 6-1 de la convention européenne des droits de l’homme. Nous croyons que Jérome Kerviel n'y a pas eu droit, la raison d’État ayant protégé les intérêts d’une banque confrontée à la spéculation internationale, et ceux de dirigeants irresponsables qui avaient besoin d’une victime expiatoire pour survivre.

Le scénario d’une tragédie judiciaire

Pour comprendre, il faut relire le scénario de la tragédie judiciaire jouée depuis 2008. La Société Générale y tient le rôle de la victime, et Jérôme Kerviel celui du coupable. Avec l’enchainement des procédures, c’est simple et presque sans suspens : le coupable ira en prison. L’acte I démarre le 24 janvier 2008 au matin, avec l’annonce par la Société Générale d’une fraude monumentale lui faisant perdre 4,9 milliards. Son président accuse un « génie de la fraude » et un « terroriste ». Dans la soirée on apprendra que l’homme par qui le scandale arrive s’appelle Jérôme Kerviel. Dans les jours qui suivent, des membres du Gouvernement soutiennent la direction de la banque au motif que l’économie nationale est en danger. L’instruction de l’affaire est confiée à Renaud Van Ruymbeke qui sort de la délicate affaire Clearstream. Elle va durer moins d’un an. En février, Jérôme Kerviel est placé en détention provisoire sur appel du ministère public. Fin août 2009, le premier acte s’achève par l’ordonnance de renvoi qui amène Jérôme Kerviel vers le tribunal correctionnel. Après avoir abandonné l'accusation de tentative d'escroquerie retenue dans un premier temps, le juge l’inculpe pour faux, usage de faux, abus de confiance, introduction frauduleuse de données dans des systèmes automatisés.

L’acte II nous amène à différents procès. En octobre 2010, en première instance, Jérôme Kerviel est reconnu coupable de tous les chefs d'accusation pour lesquels il était inculpé et il est condamné à cinq ans de prison dont deux avec sursis. Il doit verser des dommages et intérêts à la Société Générale pour la somme astronomique de 4,9 milliards. Un procès en appel a lieu en juin 2012. Le 24 octobre, la Cour d’appel de Paris confirme le jugement de première instance. Jérôme Kerviel se pourvoit alors en cassation.

La défense de la banque s’affaiblie

Dans l’acte III, le doute vient aux juges. Le 19 mars 2014, la Cour de cassation confirme le volet pénal du dossier qui vaudra à Jérome Kerviel de passer par la case prison, mais elle décide de renvoyer à la Cour d’appel de Versailles l’examen du volet civil, en cassant la décision concernant les dommages et intérêts exorbitants qui ont ruiné la vie sociale du jeune breton. La Cour a ainsi ouvert une brèche exploitée le 17 septembre dernier par l’avocat général de la Cour d’appel, qui a expliqué dès le début de son réquisitoire que « l’arrêt de la Cour de cassationconstitue un revirement dans la jurisprudence », précisant par ailleurs : « La Cour de cassation nous indique un chemin ». Pour mieux prévenir les avocats de la banque le magistrat s’est fait plus dur : « La Société générale n’ignore pas qu’il va falloir tenir compte des graves défaillances, des nombreux manquements, des absences de contrôle qui ont été relevés. Si ces fautes ne sont pas de nature pénale, elles devront malgré tout être regardées et examinées pour savoir dans quelle mesure elles ont impacté, diminué le droit à réparation de la Société générale ». Comme l’écrit Martine Orange : «  Tout un pan de la défense de la banque se retrouve d’ores et déjà à terre ».

Une semaine pour sacrifier Jérôme Kerviel

Après avoir relu cette tragédie judiciaire telle qu’elle a été jouée jusqu’à présent, nous devons écrire l’acte « zéro » invisible et manquant qui s’est joué en coulisse, en silence, dans le noir, avant que le rideau se lève au matin du 24 janvier 2008. On doit le situer dans le contexte de cette période : au niveau international, le rôle des banques est interrogé pour comprendre les raisons d’une crise financière mondiale qui inquiète les dirigeants des grandes puissances ; au niveau national, le gouverneur de la Banque de France exige des banques françaises qu’elles rendent leurs comptes au 31 janvier.

Le 18 janvier 2008, quand les supérieurs de Jérôme Kerviel prétendent découvrir sa position ils ne paraissent pas trop inquiets. Elle est pourtant extravagante : 50 milliards. Les gains de 2007 (1,5 milliards) couvrent parfaitement les pertes que le trader subit en ce début d’année. Les managers lui demandent des comptes et lui expliquent que comme d’habitude les choses vont s’arranger. En effet, ce n’est pas la première fois qu’il spécule au delà des prétendues limites, et depuis 2005 sa hiérarchie a l’habitude de couvrir ses opérations fructueuses utilisant des jeux d’écriture correctifs à la vue des comptables, des auditeurs internes et des contrôleurs. En milieu de semaine, les affaires se corsent. Au niveau international et national le contexte se tend et les managers de la banque paniquent car ils vont être tenus de rendre des comptes avant de pouvoir les habiller comme d’habitude. Ils sont coincés. Ils doivent parler avec le plus haut niveau. Une autre mécanique que l’arrangement habituel va alors se mettre en place sans que Jérôme Kerviel en soit informé : pour que les comptes soient acceptables au 31 janvier ; pour que les managers soient absous ; pour que leur silence soient achetés (sept ans de salaire) ; pour que la banque soit sauvée ; pour que les fausses preuves soient établies – notamment les faux aveux – ; pour que l’accusation soit parfaite devant la justice et devant l’opinion. Dans le silence des tours de la Société Générale, il faudra plusieurs jours avant la révélation publique du 24 janvier pour fabriquer un dossier d’instruction « prêt-à-consommer » par la justice, et pour  maîtriser la crise par une excellente opération de communication. Une semaine. Le temps de sacrifier Jérôme Kerviel.

Sortir de la dramaturgie imposée par la banque

Dans cet acte invisible qui manque au scénario offert à l’opinion, nous découvrons que la banque n’est pas la victime mais une manipulatrice. L’ancien trader ne tient plus le rôle du coupable mais celui du bouc émissaire. Depuis janvier 2008, il a courageusement mais naïvement fait face à l’oppression du système, et il a reconnu ce qu’il pense être sa responsabilité. Ses opérations peuvent-elles être qualifiées d’abus de confiance quand comme ses confrères il a été formé à mener de telles actions au sein d’un système où le fictif est la norme puisque la spéculation le réclame ? On nous objectera que ses positions étaient extravagantes. La couverture et les encouragements dont il a bénéficié ne l’étaient pas moins. Finalement, n’est-ce pas la banque qui a abusé de la confiance de ses collaborateurs en leur offrant la couverture leur permettant de jouer de manière fictive à leur dépend ? C’est donc le procès du système bancaire et de la spéculation financière internationale qu’il faut surtout mener.

Ainsi que l’écrit Éva Joly : « Le dossier Kerviel a jusqu'ici été réduit au cas personnel du trader, sans que les indispensables réponses aient été apportées aux questions fondamentales que le citoyen est en droit de se poser ». Comme Éva Joly et comme la Cour de cassation, nous ne réduisons pas le dossier au cas personnel de Jérôme Kerviel, car ce qui nous intéresse c’est ce qui s’est passé à la Société Générale avant l’annonce du scandale, et notamment au défaut systémique de responsabilité, une possible faute de gestion comme l’a souligné Jean-Philippe Denis, Professeur en sciences du management à l’université Paris X. Mais pour cela, il faut que les personnages mis en scène échappent à la dramaturgie imposée par la banque pour jouer leurs véritables rôles. La banque ne peut pas être à la fois l’auteur dramatique, le metteur en scène et l’acteur jouant le rôle de la victime.

La justice peut-elle réviser son jugement ?

Révélées par Mediapart au mois de mai, les déclarations du Commandant de Police Nathalie Leroy au doyen des juges d’instruction du pôle financier de Paris, confortent ce que nous décrivons. Pour parvenir au dénouement du quatrième acte, la justice doit choisir entre trois rôles possibles : celui de la victime secondaire si elle reste apathique; celui de la complice si elle n’applique pas ses principes d’indépendance ; ou celui de l’héroïne salvatrice si elle décide simplement d’être elle-même. Il appartient aux juges et aux procureurs de chercher la vérité avec courage en puisant dans la vertu si chère à Montesquieu. Si les expertises demandées avaient été accordées, il eût été probable que les documents ayant étayé l’accusation contre Jérôme Kerviel aient permis de le disculper. Nous pensons notamment à ses « aveux » truqués qui sont à nouveau à la disposition d’un juge, bande sonore et tapuscrit dévoilant six heures d’enregistrement manquant. Mais le scénario qui a permis de berner la justice et l’opinion publique a aussi permis de tromper les finances publiques. Un mois après la déclaration de la perte supposée de 4,9 milliards, Bercy octroyait un avoir fiscal de 2,2 milliards à la banque, sans que la perte soit avérée. L’arrêt de la Cour de cassation cassant les dommages et intérêts devrait mécaniquement remettre en cause cet avoir. Éva Joly, qui s’est intéressée aux comptes de 2008, s’interroge aussi sur la réalité de cette perte. En attendant, l’avoir fiscal a été réinjecté dans les dividendes versés aux actionnaires.

Aujourd’hui, la seule chose qui peut empêcher la justice de réviser son jugement, c’est la raison d’État si elle protège celle du système financier et bancaire dans ses défaillances. Mais la République peut dire à l’État que sa raison doit être celle du plus faible quand l’équité fait défaut à la justice pour donner raison à la puissance de l’argent et aux privilèges de caste. Nous allons donc continuer d’expliquer comment et pourquoi Jérôme Kerviel est devenu le coupable de cette affaire. C’est le rôle des médias d’y contribuer s’ils ne sont pas achetés par la publicité de la banque. L’opinion publique, quant à elle, a l’intuition qu’elle a compris d’avance ce que l’on cherche à lui expliquer : l’histoire d’un bouc émissaire. Car en réalité, l’affaire Kerviel c’est l’affaire Société Générale.

Richard Amalvy, Président du Comité de soutien à Jérôme Kerviel

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.