L’horreur signifie tout et son contraire. Un tueur qui découpe des adolescents au couteau. Des lapins tueurs. Des zombies métaphore du consumérisme. Un junkie que la drogue transforme en dindon géant humanoïde. Un homme qui se fabrique une tenue en peau de femme. Un sanglier tueur. Un ancien employé d’abattoir qui tue des citadins au marteau (et, parfois, à la tronçonneuse). Une actrice de 50 ans qui se crée un double plus jeune, plus parfait. Un chat mutant qui massacre progressivement les passagers d’un yacht. Une cassette VHS maudite qui vous condamne à mourir dans une semaine. Un crocodile tueur. Un face hugger qui vous condamne à un accouchement douloureux. La mort elle-même qui s’offusque que vous lui ayez échappé, et vient vous chercher à coups d’accidents domestiques capillotractés. Un aristocrate transylvanien à dents de rat qui débarque avec la peste. Un requin tueur. Une gueule brûlée qui vient vous chercher dans vos cauchemars. Une possession démoniaque, appelez le Vatican ! Des clowns tueurs tombés de l’espace. Des vampires qui dansent et chantent et vous accueillent chaleureusement dans leur esprit de ruche. Des araignées géantes. Des cannibales. Un homme ordinaire à qui la réalité échappe, jusqu’à l’antre de la folie. Un requin tueur, mais à deux têtes, trois têtes, cinq têtes.
Une femme « famille d’accueil » qui maltraite les orphelins qu’elle accueille.
Hep, hep. Ca devrait être un film social, ça, non ? Non. Pas cette fois.
L’horreur, en tant que genre, peut partir loin. Souvent la frayeur est tenue à distance par le fantastique, par l’impossibilité évidente de ce qui se passe à l’écran. Aussi terrifiants que soient un démon ou un tueur en série, ils n’appartiennent pas à la vie réelle. Ils représentent souvent autre chose, et portent implicitement une richesse thématique qui les fait toucher des nerfs sensibles. Le xénomorphe d’Alien a été interprété comme une métaphore de l’agression sexuelle. Les zombies des films modernes représentent en général, dans un contexte de destruction de la société et de survivalisme, les autres survivants, les pillards, la menace des autres êtres humains et leur déshumanisation nécessaire pour se défendre et les tuer (les zombies ont aussi symbolisé la drogue, le communisme, etc).
Dans tous ces cas l’interprétation est possible, et même pertinente. Les auteurs ont pu y mettre une intention délibérée, revendiquée. Mais ça reste indirect, et au premier degré, les films montrent des monstres, des phénomènes surnaturels, un monde qui n’est pas le nôtre.
Bring Her Back inverse la donne. Pour moi, il se passe dans le monde réel, sans élément de surnaturel. Il offre la possibilité de croire à un élément surnaturel, mais… fondamentalement, tout ce qui s’y passe pourrait être réel. C’est l’interprétation surnaturelle qui n’est pas là au premier degré.
Et c’est bien plus terrifiant ainsi.
Oui, Ollie est là. On pourrait supposer qu’il est possédé par un démon ou quelque chose de ce genre. Mais en fait il ne sert à rien. Il ne joue réellement aucun rôle dans l’intrigue, si ce n’est contribuer à l’atmosphère malaisante et fournir des fausses pistes. Si on le retirait, le film ne serait pas différent.
Que raconte Bring Her Back ? Deux adolescents, Andy et Piper, frère et sœurs adoptifs d’une famille recomposée, perdent leur père (la mère n’est déjà plus là). Ils sont placés auprès de Laura, ancienne travailleuse sociale qui a perdu sa fille, qui était malvoyante comme Piper.
Spoiler alert.
Dès les premières secondes de leur rencontre, Laura m’a mis mal à l’aise. Elle présente son chien empaillé à Piper comme s’il était un animal vivant – blague de très mauvais goût à faire à une malvoyante. Elle commence directement à miner Andy de façon sournoise, mais efficace. De nombreux détails dont aucun n’a l’air grave. Le rendre invisible sur une photo. S’emparer de son smartphone pour consulter sa correspondance privée. Le pousser à embrasser son père mort dans son cercueil. Le menacer implicitement, en lui rappelant qu’elle aura un avis à émettre quand il demandera la garde de sa sœur, dans trois mois, à sa majorité.
Et ce n’est que le début.
Laura veut s’accaparer l’amour de Piper, et Andy est un obstacle. Et Andy et Piper ont une belle relation. Il est évident qu’ils s’aiment, qu’ils se font confiance, qu’ils sont solidaires face au monde, qu’ils veulent rester ensemble.
Et là il faut que je mentionne à quel point le film est bon. Bien filmé, bien joué, bien conçu. Habile, subtil, sobre. Beaucoup plus d’informations passent par les images, le cadrage, l’implicite, que par le dialogue. Il faut observer, et comprendre les multiples messages visuels. Je n’ai pas souvent vu une telle maîtrise dans le choix des images. Chaque moment participe à la construction d’une histoire puissante – et d’une angoisse lourde.
Un exemple parmi tant d’autres : en général le film suit le point de vue d’Andy. Quand Andy regarde quelque part, la caméra suit son regard. A deux reprises, Andy tourne le dos à un personnage et regarde ailleurs. Je ne sais pas à quoi cela tient, je ne comprends pas comment les frères Philippou créent l’anticipation d’un désastre, mais à ces moments, sans aucun doute possible, je savais qu’il allait se passer quelque chose dans le dos d’Andy. Et c’est bien ce qui arrive.
Bring Her Back ne contient aucun « jumpscare », ces fausses frayeurs en sursaut. Son rythme est impitoyablement régulier. Son déroulement, honnête. Pas d’effets, pas de triche, tout est sous nos yeux. Et l’imagination travaille, imagine le pire, et reste en-dessous de la réalité.
Donc Laura, famille d’accueil et ancienne travailleuse sociale, veut séparer Piper d’Andy. Elle connaît les faiblesses, les vulnérabilités des adolescents en détresse : elle les a pratiqués toute sa vie. Cela lui donne des armes horribles qu’elle déploie contre Andy.
Ici, je précise que je n’ai jamais ressenti d’empathie ni de sympathie pour Laura. Elle est un monstre. D’autres commentateurs semblent l’avoir prise en pitié parce qu’elle a perdu sa fille, qu’elle souffre, qu’elle est motivée par l’espoir de ramener sa fille dans le corps de Piper. Peu m’importe. Je n’y vois qu’un déni de réalité qui, compte tenu de ses actes, ne mérite pas de compassion.
Car Laura agit de façon très délibérée, calculatrice, froide et efficace. Elle prépare la destruction d’Andy à l’avance, méticuleusement. Et l’horreur se situe là. Piper, malvoyante, est particulièrement vulnérable. Andy a aussi des failles béantes. Quand il avait huit ans, il a frappé Piper. Son père le battait, sous la douche, pour que le bruit de l’eau empêche Piper de s’en rendre compte. Or Piper adorait leur père. Donc Andy a caché les maltraitances qu’il subissait, pour ne pas lui causer de souffrances. Cela signifie non seulement qu’il porte sa propre souffrance d’enfant battu, et la culpabilité d’avoir frappé sa sœur, mais en plus qu’il a dû y faire face seul et mentir pour le bénéfice de sa sœur.
Sa relation avec Piper, bien que sincère, contient des failles. Et, lors d’une soirée d’ivresse, il confie ce secret à Laura.
Qui va bien sûr l’exploiter de la pire des façons.
Laura a commencé à harceler Andy dès leur rencontre. La nuit, elle l’arrose de son urine pour lui faire croire qu’il pisse au lit. Alors qu’il est sur son lit d’hôpital, elle lui dit une chose atroce (« j’ai tué ton père »), puis prétend qu’il a mal entendu. Une démonstration parfaite de gaslighting. Elle le maintient en déséquilibre, incapable de s’opposer à elle. Elle travaille aussi sur Piper, la convainc lentement que son frère est violent, qu’elle l’aime. Rappelons-nous qu’elle est ancienne travailleuse sociale auprès d’adolescents en détresse. Tout ce qu’elle a appris, elle l’utilise. Et elle ne prend quasiment aucun risque : ses actes et ses mots causent une souffrance immense, mais si on lui reprochait quoi que ce soit qu’elle a dit ou fait, elle pourrait prétendre qu’elle s’est montrée maladroite ou qu’elle a été mal comprise. Elle agit avec impunité.
Pas de compassion de ma part, et je ne comprends pas les commentateurs qui la plaignent.
Pas besoin de requins à cinq têtes ou de tueur au couteau. Ce qui se passe est horrible bien au-delà des monstres. Parce qu’il n’est pas difficile d’imaginer que ce genre de choses se produit, derrière des portes fermées, dans des milliers de foyers. Dans la réalité.
Et il faut souligner la performance incroyable des acteurs, et la finesse de la mise en scène. Tout ce qui se passe est limpide, toutes les manipulations de Laura, tout leur effet sur Andy, tout est clair. Sur un sujet aussi difficile, aussi délicat et douloureux que l’enfance maltraitée, les frères Philippou arrivent à montrer les mécanismes à l’œuvre, les ressorts de la manipulation et de l’emprise.
Dans un film d’horreur. Pas un fim social.
Laura va plus loin. Elle donne un déodorant à Andy, puis un peu plus tard (la préméditation, toujours la préméditation), de nuit, elle met elle-même une grande quantité de ce déodorant, se rend dans la chambre de Piper, attend un instant pour que l’odeur imprègne, puis cogne Piper un grand coup et fuit. Piper, particulièrement dépendante de son odorat, accuse Andy, qui ne comprend pas ce qui se passe. Et Laura a soigneusement organisé cette scène ; maintenant elle tire ses munitions, soigneusement. Andy fait de la musculation, elle l’accuse de prendre des stéroïdes. Petite pique au passage. Mais surtout, Laura révèle que le père d’Andy le battait. Trahison massive d’une confidence. Coup de bélier dans la faille majeure entre Andy et Piper. Laura provoque Andy, attise sa frustration, sa colère, essaie de le pousser à la violence physique. Ca fonctionne. Il met un grand coup de poing dans le mur, à côté de Laura (ce qui est déjà de la violence, au passage). Laura prétend qu’il l’a réellement frappée, et Piper, qui ne voit pas, la croit. Andy s’enfuit.
Je vais m’arrêter là pour le commentaire du scénario. Ce qui suit n’est plus vraiment du mécanisme d’emprise. Quoique – Andy se rend compte, en essayant de demander de l’aide, que Laura bénéficie du respect de ses anciens collègues de l’aide sociale, alors que lui-même est un jeune violent qui a frappé sa sœur quand il avait huit ans… Sa situation de vulnérabilité, qui a toujours été sous-jacente dans les manipulations de Laura, lui est rappelée.
Je ne vais pas commenter le dénouement en détail. Il ne s’agit plus de manipulations psychologiques mais d’un affrontement plus direct. L’étendue de la folie de Laura, et son projet dément de ramener sa fille décédée, apparaissent au grand jour, et le côté « film d’horreur » s’affirme pleinement – on revient sur des rails, à un dénouement classique : l’affrontement âpre et sans pitié entre une tueuse et ses proies.
Ce que je retiens avant tout, c’est l’horreur psychologique, et la description précise, poignante, d’une maltraitance délibérée, rusée, prudente, efficace, sûre de son impunité. Un phénomène horrible, parfaitement à sa place dans un film d’horreur, et pourtant si rarement exploité dans l’horreur – sans doute parce qu’il est trop réel.