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Billet de blog 2 mai 2012

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La Révolution n'est plus ce qu'elle était

 En 1970, une génération de lycéens (forcément) boutonneux et (logiquement) complexés par la génération précédente, celle « qui-a-fait-Mai 68 » (marque quasi-déposée) a pris en pleine figure l’arrivée du premier numéro d’un journal un peu crade, imprimé flou dans des couleurs délavées sur du papier dit recyclé

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 En 1970, une génération de lycéens (forcément) boutonneux et (logiquement) complexés par la génération précédente, celle « qui-a-fait-Mai 68 » (marque quasi-déposée) a pris en pleine figure l’arrivée du premier numéro d’un journal un peu crade, imprimé flou dans des couleurs délavées sur du papier dit recyclé (même si personne ne savait bien ce que ça pouvait recouvrir) qui leur a fait découvrir la contre-culture, l’underground et leur a donné l’impression de récupérer quelques miettes des outrances de cette fameuse génération précédente.

Ainsi, grâce à Actuel, car c’est bien de lui qu’il s’agit, mais le premier, hein, le révolutionnaire, pas le second, récupéré par les marchés, la pub et qui ressemblait à Paris-Match (oui, je sais, on ne touche pas à Actuel, Nova, tout ça. M’en fous, chuis un vrai rebelle sans cause, moi), grâce à Actuel donc, nous découvrions la contre-culture, l’underground, on l’a dit, les voyages, les substances, la révolution sexuelle (qu’il aurait fallu expérimenter d’urgence avant l’arrivée du sida) et… Crumb.

Dès le premier numéro, Crumb était en couverture et on allait le retrouver encore souvent, presque dans chaque numéro. Et pour cause, Robert Crumb était à lui tout seul l’inventeur d’une grande partie de la contre-culture.

Créateur de petits Mickeys particulièrement peu politiquement corrects, comme on ne disait pas encore à l’époque, Crumb révolutionne la BD en créant des comix (non, ce n’est pas une coquille : comix et non comics, le X est explicite!) qu’il vend au coin de la rue car les dépositaires traditionnels collectionnent les procès. Il faut dire que la vision que Crumb a de son Amérique des années 60/70 ne coïncide pas tout à fait avec l’American Way of Life qu’on tente alors d’exporter sur la planète. Avec une cruauté mâtinée de tendresse, Crumb croque une Amérique wasp puritaine, pudibonde et hypocrite, terrorisée par l’idée d’un réveil de ses minorités ethniques, elles-même plus intéressées par le fric que par leur reconnaissance humaniste, quitte à dealer d’immondes saloperies dans des partouzes qui commencent hype, puis virent au ridicule avant de sombrer dans le sordide absolu.

Personne ne trouve grâce aux yeux de Crumb, pas même lui-même puisqu’il n’hésite pas à se mettre en scène et illustrer ses propres névroses, ses obsessions sexuelles, ses fantasmes sur des femmes gigantesques, bien en chair, poilues et bien plus désinhibées que lui-même.

Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a eu l’excellente idée de proposer une très riche, très illustrée et, semble-t-il, très complète, intitulée « Crumb, de l’underground à la Genèse« .

Jusqu’au 19 août prochain, il faut aller, et retourner, se plonger dans l’univers déjanté, dérangeant, mais surtout tellement drôle, de Robert Crumb, désormais paisible retraité, retiré du côté de Nimes.

A l’époque où le fait du prince fait lourder du service public deux humoristes sur leurs plus mauvaises blagues (coût pour le contribuable : 500 000 €, on s’en tire bien : c’est moins cher qu’un avion présidentiel…), à l’heure où des avocats vénaux, rêvant d’un monde procédurier à l’américaine, se jettent sur la moindre querelle pour lancer des procès à tout va, qui oserait encore publier, de nos jours, un auteur aussi provocateur que Robert Crumb ? Certes, on peut le ré-éditer, c’est de la culture, au fond, et puis ça commence à dater, presque à entrer dans l’histoire. Mais un nouveau Crumb, de nos jours, même vendant ses BD au coin de la rue, ne se ferait-il pas embastiller illico ? Transposons un instant cette BD où les « niggas » prennent le pouvoir et où le premier président noir impose une fellation à l’ex-first lady ? Vous imaginez le tableau ? Bon, bah oubliez-le immédiatement. Le simple fait d’avoir évoqué l’image dans votre cerveau est peut-être déjà devenu un délit entre le moment où j’écris ces lignes et celui où vous les lisez !

Oui, le monde a changé : la génération « qui-a-fait mai 68 » est actionnaire des agences de pub, pige à Libé et I-Télé, collectionne les « tribunes » dans les média et les jetons de présence dans les conseils d’administration. Actuel est mort deux fois et nous n’avons porté le deuil qu’une fois, Nova Press est un organe bobo et il a fallu qu’une loi démodée contraigne les média en cette fin de campagne électorale pour que le mot Révolution reprenne un peu de sens grâce aux prolos Poutou et Arthaud.

Alors grâces soient rendues (oui, multiples!) à la Ville de Paris et à son Musée d’Art Moderne pour avoir, en toute liberté, affiché tout le matériel disponible sur ce vieux sale gosse de Crumb dont les outrances, le dessin impeccable et l’inventivité débridée sont un baume de jouvence pour une époque rattrapée par la grisaille et le conformisme.

On peut même écouter Sébastien Gokalp, le commissaire de l’expo, en parler dans l’interview qu’il m’a donnée pour cette expo et que je diffuse sur la Radio Parisienne.

Image disponible ici

Remy Jounin, Mai 2012

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