Fin juillet la direction de l’entreprise « plateformiste » Take Eat Easy (TEE) annonçait sa mise en redressement judiciaire. Entreprise de livraison de repas à la demande créée en Belgique en 2013, TEE s’est implantée au total dans 14 villes en Espagne, au Royaume Uni, en France (Paris, Bordeaux, Lyon, Lille, Nantes, Toulouse). Après avoir reçu 16 millions d’euros en 2015, TEE a échoué à obtenir de nouveaux fonds. C’est que la concurrence est rude dans ce secteur en développement exponentiel. Les plus gros, le britannique Deliveroo et l’allemand Foodora, ont levé des centaines de millions d’euros – très loin devant TEE. Et Uber, avec sa branche UberEATS, reste dans la course.
Avec le dépôt de bilan de TEE c’est un concurrent de moins. Les capitalistes réclament la concurrence « libre et non faussée » mais sont bien contents de la voir réduite au maximum.
Ces entreprises suivent le même modèle économique d’ubérisation du travail : les coursiers ne sont pas salariés mais travailleurs « indépendants ». Il en découle des avantages considérables pour ces entreprises.
Il n’y a plus besoin de se préoccuper du Code du Travail. N'étant pas salariés mais « patrons » il n’est plus question de respect d’un salaire minimum pour ces travailleurs qui, de plus, prennent en charge l'achat et l’entretien de l’outil de travail (vélo ou moto pour les coursiers jusqu’à la voiture pour Uber), les cotisations sociales, les assurances, les congés, les maladies … Et surtout ils assument le risque de variation d'activité, les plateformes ne donnant aucune garantie à ce sujet. En bref, le risque d'entreprise est supporté, pour l'essentiel, par ces « travailleurs indépendants ».
Plus de 2.000 « indépendants » de TEE n’ont pas touché leur dû (entre 400 et 4.000 euros). Des centaines d’entre eux se sont organisés dans un Collectif, ouvert aux travailleurs de toutes les entreprises, pour défendre leurs droits et surtout exiger leur requalification comme salariés. Des actions judiciaires sont menées aussi par des livreurs de la société TokTokTok.
Le lien de subordination de ces faux « indépendants » vis-à-vis de leur patron est clair : recrutement et formation, fixation du tarif des courses, commissions prises sur les courses, encaissements par la plateforme, uniformes et équipements au logo de l’entreprise… Et parfois des créneaux horaires imposés et des sanctions en cas de non respect des engagements horaires.
L’Urssaf a également introduit deux procédures contre Uber, l'une devant le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale et l'autre au pénal pour requalifier les chauffeurs actuellement travailleurs « indépendants » en salariés et réclamer plusieurs millions d’euros de cotisations sociales correspondantes.
Par delà les montants réclamés cela revient à mettre en cause ce modèle économique. Pour Uber c’est insupportable tant les enjeux financiers et les montants investis sont considérables. Uber a créé un conseil composé de personnalités politiques – dont l’ex-commissaire européenne Neelie Kroes et l’ex-secrétaire étatsunien aux transports Ray LaHood – avec l’objectif de changer les règlementations. Poursuivi par une « class action » (procédure collective) en Californie par des chauffeurs réclamant le statut de salariés, Uber a proposé un accord à l’amiable comprenant notamment une indemnité jusqu’à 100 million de dollars en échange de l’abandon de toutes poursuites. Mais le 18 août le tribunal a refusé de le valider considérant que les propositions de Uber n’étaient pas justes ni adéquates. Uber a exprimé sa déception. L’entreprise a annoncé que fin août une centaine de voitures Volvo autonomes, sans chauffeur mais avec accompagnement par deux personnes pour des raisons de sécurité et d’étude, seront mis à disposition gratuitement des clients à Pittsburgh. Ce partenariat avec Volvo vise à avoir des véhicules complètement autonomes pour 2021. C’est évidemment une réponse au risque de requalification mais surtout l’expression de la tendance de fond à l’automatisation, au remplacement du travail par le capital.
Au Royaume-Uni des centaines de coursiers de Deliveroo, qui vient de lever 275 millions de dollars, sont aussi rentrés dans la bataille, faisant grève le 11 août contre le nouveau mode de rémunération que veut imposer leur direction. Payés 7 livres de l'heure plus une commission de 1 livre par course, Delivroo voudrait maintenant les payer 3,75 livres par livraison alors que les coursiers doivent perdre du temps pour aller chercher les repas, attendre d’être servis, puis après avoir atteint le lieu de livraison attendre encore le transfert au client. Tous ces temps de travail sont effacés. La Direction qui ne voulait pas rentrer dans une négociation collective, acceptant uniquement des rencontres individuelles, a du néanmoins céder sur ce plan mais pas sur le fond. Les travailleurs en grève brandissaient des pancartes dénonçant « Slaveroo » en référence à l’esclavagisme. C’est le retour au travail à la tâche au sens le plus strict. La flexibilité maximum tant au niveau des horaires que de la rémunération : la notion d’heures de travail disparaît complètement. Au Royaume-Uni les 10.000 coursiers de Hermes sont payés au colis livré.
Le processus de « flexibilisation » du travail au Royaume-Uni a été mené à outrance. A titre d’exemple alors que seulement quelques dizaines de milliers de salariés étaient concernés par le contrat « zéro heures » lors de son lancement, aujourd’hui on estime leur nombre à près de 1,5 millions. Au départ le prétexte était d’offrir des emplois aux étudiants, comme d’ailleurs dans le cas des coursiers. Par la suite ce type de contrat, où le patron ne s’engage à aucune durée de travail ni aucune rémunération, s’est étendu y compris à certains emplois qualifiés (par exemple personnel médical partagé entre plusieurs hôpitaux). Mais le contrat zéro heures ne suffit pas ! Il faut supprimer toute notion salariale pour revenir au travail à la tâche exécuté par des « indépendants ».
D’où les réactions en France du Medef dénonçant les poursuites menées par l’Urssaf qui « menacent les nouvelles formes d’emploi ». Avec le soutien de la commission européenne et du gouvernement qui tirent dans le même sens. Des parlementaires volent au secours des Uber et assimilés. Ils appellent tous à l’unisson à sécuriser juridiquement les pratiques de ces plateformes, entériner ce type d’emplois et éviter leur transformation en contrats de travail. L’article 60 du texte définitif de la Loi Travail tend à « normaliser » le statut d’indépendant pour les travailleurs « ubérisés » en échange d’une « responsabilité sociale » de la plateforme. D’autres rapports, projets ou interventions vont dans ce sens. Par exemple celle de Pascal Terrasse, député PS : « Si l'Urssaf venait à requalifier les chauffeurs Uber en salariés, d'autres se retrouveraient dans la même situation et tout le monde serait perdant ». Hors du capitalisme prédateur point de salut !
Paradoxalement, après avoir éliminé dans une large mesure les « travailleurs indépendants » (28% des personnes ayant un emploi en 1962 contre 10% seulement aujourd’hui) voici que le grand patronat encourage leur retour. Pas tout à fait cependant. Il ne s’agit pas de retrouver les 4 millions d’agriculteurs exploitants de 1954 (aujourd’hui moins de 500.000) ni la masse des petits commerçants éliminés par la concurrence des hyper, super et autres GSS. Il s’agit plutôt de créer de faux emplois indépendants, entièrement sous la coupe des plateformes avec suppression de toute référence au droit du travail.
Pour brouiller les cartes les entreprises « plateformistes » exploitent le chômage de masse et la précarité tout en tenant un discours « libertaire » : vous pouvez travailler quand vous le souhaitez, dans la limite de la durée voulue, vous faites ce que vous aimez (conduire, faire du vélo), vous travaillez de chez vous (pour les freelance), vous êtes dans des entreprises modernes, à la pointe du progrès etc.
Le capitalisme « moderniste » invoque toujours la liberté pour mener les politiques les plus régressives et archaïques. Sans jamais poser la question « à qui cela profite ? La réponse serait trop évidente.
Dans une situation de quasi stagnation, il s’agit pour le grand patronat de maintenir ses taux de profit non par la création de richesses mais en dépossédant les couches populaires. C’est la crise mais pas pour tout le monde.
Aujourd’hui est visé le secteur des services avec l’objectif de gagner considérablement en « productivité », lisez « exploitation ». L’enjeu est de taille tant ce secteur a pris de l’ampleur. Selon un rapport remis au gouvernement en 2015, 10% des travailleurs du numérique exercent des activités non salariées, un pourcentage en augmentation constante. Des sites sont créés, des places de marché, où des missions sont proposées par des entreprises. Les tâches étant dématérialisées les prestataires peuvent postuler du monde entier avec une mise en concurrence redoutable. La délocalisation numérique !
Les formidables évolutions techniques sont confisquées au profit d’une minorité au lieu de permettre de travailler autrement, de réduire le temps de travail et d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre.