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Billet de blog 3 janvier 2022

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Ubérisation, loi travail et retour vers le passé

Tribune publiée dans l'Humanité le 15 juillet 2016

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On se souvient des luttes menées par les chauffeurs de taxis contre la multinationale étatsunienne Uber, installée maintenant en France, qu’ils accusent de concurrence déloyale.

L’Urssaf a décidé d’introduire deux procédures contre Uber, l'une devant le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale et l'autre au pénal pour requalifier les chauffeurs actuellement travailleurs « indépendants » en salariés et réclamer plusieurs millions d’euros de cotisations sociales correspondantes. Le lien de subordination des chauffeurs vis-à-vis de Uber est mis en évidence par l’Urssaf : recrutement et formation des chauffeurs, fixation du tarif des courses, commissions prises sur les courses, contrôle des encaissements… Ces procédures vont durer longtemps du fait de l’importance des enjeux et des moyens financiers considérables que Uber met en jeu pour s’y opposer.

Par delà les montants réclamés c’est le modèle économique de ce type d’entreprises utilisant l’appellation de « plateformes de mise en relation » qui est remis en cause : les travailleurs sont des auto-entrepreneurs et non des salariés.

Il en découle toute une série d’avantages considérables pour ces entreprises. Plus fort que la Loi El Khomri puisqu’il n’y a plus besoin de se préoccuper du Code du Travail. N'étant pas salariés mais « patrons », ces travailleurs prennent en charge le coût de l'achat et entretien de l’outil de travail (du véhicule pour ce qui concerne Uber), les cotisations sociales sont à leur charge… Et surtout ils assument le risque de variation d'activité, la plateforme ne donnant aucune garantie à ce sujet. En bref, le risque d'entreprise est supporté, pour l'essentiel, par ces « travailleurs indépendants ». C'est le rêve des capitalistes : maximiser les profits tout en éliminant le plus possible les risques. Cet objectif est aujourd'hui rendu accessible du fait du chômage de masse et de la précarité qui poussent des travailleurs vers ces plateformes.

A titre d’exemple, au Royaume Uni, alors que seulement quelques dizaines de milliers de salariés étaient concernés par le contrat « zéro heures » lors de son lancement, aujourd’hui on estime leur nombre à 1,5 millions. Au départ le prétexte était d’offrir des emplois aux étudiants. Mais ce type de contrat, où le patron ne s’engage à aucune durée de travail ni aucune rémunération, s’est étendu y compris à des emplois qualifiés (par exemple médecins partagés entre plusieurs hôpitaux).

Revenons en France. Les travailleurs résistent en menant des actions judiciaires, en s’organisant. Ainsi des livreurs de repas de la société TokTokTok demandent des indemnités financières et la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail. Le Conseil des Prudhommes étant partagé le litige sera tranché par un juge départiteur (fin 2017 ?). D’autres entreprises de livraison bâties sur le même modèle sont dans l’expectative. D’où les réactions du gouvernement, du Medef, de parlementaires qui volent au secours des Uber et assimilés. Ils appellent tous à l’unisson à sécuriser juridiquement les pratiques de ces plateformes, entériner ce type d’emplois et éviter leur transformation en contrats de travail. Des amendements à la Loi El Khomri déposés avant le vote du 49.3 par deux députés PS, Christophe Caresche et Catherine Troallic, et bien d’autres rapports, projets ou interventions vont dans ce sens. Par exemple celle de Pascal Terrasse, député PS critiquant les recours introduits par l’Urssaf contre Uber : « Si l'Urssaf venait à requalifier les chauffeurs Uber en salariés, d'autres se retrouveraient dans la même situation et tout le monde serait perdant ». Le Medef dénonce les poursuites menées par l’Urssaf qui « menacent les nouvelles formes d’emploi ». Hors du capitalisme prédateur point de salut ! On croît rêver mais non.

Paradoxalement, après avoir éliminé dans une large mesure les « travailleurs indépendants » (28% des personnes ayant un emploi en 1962 contre 10% seulement aujourd’hui) voici que le grand patronat encourage leur retour. Pas tout à fait cependant. Il ne s’agit pas de retrouver les 4 millions d’agriculteurs exploitants de 1954 (aujourd’hui moins de 500.000) ni la masse des petits commerçants éliminés par la concurrence des hyper, super et autres GSS.

Aujourd’hui est visé le secteur des services. L’enjeu est de taille tant ce secteur a pris de l’ampleur. Dans une situation de quasi stagnation, il s’agit pour le grand patronat de maintenir ses taux de profit non par la création de richesses mais en dépossédant les couches populaires. C’est la crise mais pas pour tout le monde.

L’évolution en cours touche des services aux particuliers dans des domaines où les coûts sont suffisamment connus (transports, livraisons…) et les situations répétitives.

Les services aux entreprises sont aussi concernés lorsqu’il s’agit d’activités dématérialisées. Selon un rapport remis au gouvernement en 2015, 10% des travailleurs du numérique exercent des activités non salariées, un pourcentage en augmentation constante. Des sites sont créés, des places de marché, où des missions sont proposées par des entreprises et des freelance peuvent y répondre moyennant abonnement payant ou commission versée au site. C’est un début. On peut imaginer comment - en complément de la sous-traitance classique et de la filialisation en Inde - des sociétés de services informatiques peuvent en tirer profit. Sous réserve de la sécurisation juridique exigée par le Medef.

Sur certains sites en France on découvre des commentaires de travailleurs qui tirent la sonnette d’alarme : la mise en concurrence est sévère et certaines prestations finissent à 50% ou 30% de leur estimation initiale. Les tâches étant dématérialisées les prestataires peuvent postuler du monde entier. La délocalisation numérique !

Des grandes multinationales ont déjà ouvert cette voie. Par exemple Amazon a créé la plateforme internet « Amazon Mechanical Turk » où de nombreuses entreprises proposent des tâches simples éventuellement parcellisées (traduction, recherche de documents, webdesign…). Les travailleurs, appelés turkers, sont payés à la tâche avec un revenu horaire moyen de l’ordre de 2 dollars. Ils peuvent répondre aux propositions de n’importe où dans le monde, Amazon prend au passage une commission de 20 à 40% pour la « mise en relation ». Ils sont des dizaines de milliers de turkers à se rendre sur le site d’Amazon.

Evidemment le chômage, les fins de droits ou l’absence de droits pour des jeunes, ne peuvent qu’inciter des travailleurs à rentrer dans ces modèles. Toute dégradation des conditions des chômeurs tend à accentuer cette évolution.

Pour brouiller les cartes les entreprises « plateformistes » tiennent un discours « libertaire » : vous pouvez travailler quand vous le souhaitez, dans la limite de la durée voulue, vous faites ce que vous aimez (conduire, faire du vélo), vous travaillez de chez vous (pour les freelance), vous êtes dans des entreprises modernes, à la pointe du progrès etc.

Le capitalisme « moderniste » invoque toujours la liberté pour mener les politiques les plus régressives et archaïques. Sans jamais poser la question « à qui cela profite ? La réponse serait trop évidente.

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