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"Des sacrifices inacceptables"
Avant la visite du chancelier Scholz aux Etats-Unis, des rapports laissent entendre un changement de cap de l'Occident dans la guerre en Ukraine : Kiev devrait négocier avec Moscou. En toile de fond : un changement d'humeur aux Etats-Unis.
03 Mar 2023
WASHINGTON/BERLIN (Propre rapport) - Avant l'entretien d'aujourd'hui entre le président américain Joe Biden et le chancelier Olaf Scholz, des rapports laissent entrevoir un possible changement de cap de l'Occident dans la guerre en Ukraine. En toile de fond, on trouve notamment la reconnaissance du fait que le nombre de morts de la guerre pourrait devenir "insupportable" pour la société ukrainienne, ainsi que la diminution constante du soutien de la population américaine à la politique de guerre de l'administration Biden ; cette dernière pourrait éventuellement menacer la réélection de Biden. Selon certaines informations, Biden a récemment fait remarquer au président ukrainien Volodymyr Selenskyj, lors de sa visite à Kiev, que les ressources que Washington pouvait fournir étaient limitées. Selon certaines sources, Scholz et le président français Emmanuel Macron ont suggéré à Selenskyj, lors de sa visite à Paris, de "commencer à envisager des pourparlers de paix avec Moscou". L'Ukraine ne doit pas être admise dans l'OTAN, mais doit être équipée d'armes occidentales. Un résultat similaire avait déjà été évoqué fin mars 2022, mais avait été saboté par l'Occident. Il est vrai que des succès ukrainiens sur le champ de bataille pourraient à nouveau changer l'ambiance en Occident.
Changement d'humeur aux Etats-Unis
Avant l'entretien d'aujourd'hui entre le président américain Joe Biden et le chancelier Olaf Scholz, le très bien informé Frankfurter Allgemeine Zeitung laisse entendre un possible changement de cap de l'administration Biden. L'arrière-plan est un changement d'humeur aux Etats-Unis, auquel la Maison Blanche accorde une certaine importance en vue des élections présidentielles de l'année prochaine. Un sondage récent montre ainsi que la part des personnes favorables à la livraison d'armes à l'Ukraine est passée d'un peu plus de 60 pour cent de la population américaine en mai 2022 à 48 pour cent[1]. 37 pour cent seulement approuvent encore un soutien financier direct au gouvernement ukrainien, tandis que 38 pour cent le rejettent. La proportion de personnes favorables à des sanctions contre la Russie a également diminué, passant de 71 % à 63 %, tandis que 59 % ont déclaré que les sanctions ne devaient pas se faire au détriment de l'économie américaine. Si cette tendance se poursuit, ce qui est probable, la guerre en Ukraine réduira les chances de réélection du président Biden. A cela s'ajoute le fait que les Etats-Unis intensifient de plus en plus la lutte pour le pouvoir contre la Chine. Certains au sein de l'establishment américain mettent en garde depuis un certain temps déjà contre une lutte trop intense contre la Russie en Europe de l'Est ; cela coûterait, dit-on, des énergies dont on a besoin dans la région Asie-Pacifique[2].
"Rester réaliste"
Dans ce contexte, le Frankfurter Allgemeine Zeitung relate des informations internes de l'entretien que Biden a eu le 20 février à Kiev avec le président ukrainien Volodymyr Selenskyj. Le contenu de l'entretien différait nettement du ton ferme et démonstratif que Biden avait adopté dans ses déclarations officielles. Ainsi, le 20 février, Biden a tweeté qu'il s'était rendu dans la capitale ukrainienne pour réaffirmer "notre engagement inébranlable en faveur de la démocratie, de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine". Mais "en interne", il aurait fait remarquer à Selenskyj "combien d'argent du contribuable américain Washington a investi entre-temps"[3]. Certes, "Biden comprend". Biden "comprenait que Kiev demandait plus". Mais il est "entré en fonction en tant que président pour guérir l'Amérique, ce qui nécessite de gros investissements". Certes, il ne "demandera pas publiquement à Selenskyj de tester à un certain point ... de voir s'il n'est pas possible de négocier". "Néanmoins, certains membres du gouvernement espèrent que le président ukrainien restera réaliste". Le cadre temporel de ce tournant vers le "réalisme" est probablement la campagne électorale présidentielle aux Etats-Unis.
"Prendre des décisions difficiles"
Un rapport publié par le Wall Street Journal à la fin de la semaine dernière fait écho aux allusions selon lesquelles Washington pourrait réorienter le cours des choses. Selon ce rapport, l'Europe est désormais convaincue que l'Ukraine "ne sera pas en mesure de chasser les Russes de l'est de l'Ukraine et de la Crimée"[4] : "Nous répétons sans cesse que la Russie ne doit pas gagner", déclare un membre du gouvernement français, mais si la guerre "dure assez longtemps à ce niveau d'intensité", "les pertes de l'Ukraine deviendront insupportables". Selon le rapport, le président Emmanuel Macron et le chancelier Scholz ont expliqué à Selenskyj, lors de sa visite à Paris le soir du 8 février, qu'il devait "commencer à envisager des pourparlers de paix avec Moscou". Macron aurait d'abord fait l'éloge de Selenskyj en tant que "grand leader dans la guerre", mais l'aurait ensuite informé qu'il devait en fin de compte "devenir un homme d'État politique et prendre des décisions difficiles". Le nouveau président tchèque, Petr Pavel, s'est entre-temps exprimé publiquement dans le même sens. Pavel, un général, a fait remarquer que la reconquête de certaines parties du territoire ukrainien pourrait coûter "plus de vies humaines que la société ne pourra en supporter". "Les Ukrainiens" devraient alors "commencer à réfléchir à un autre résultat".
Un débouché pour l'industrie occidentale de l'armement
Selon le Wall Street Journal, la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne ont déjà commencé à se préparer à cette éventualité. Il s'agit de mesures destinées à assurer la sécurité de l'Ukraine contre une nouvelle incursion russe. Comme l'écrit le journal, l'adhésion du pays à l'OTAN n'est pas prévue[5]. Le déploiement de troupes de l'OTAN sur le territoire ukrainien n'est donc pas prévu, pas plus qu'une garantie d'assistance sous la forme d'une extension de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord à ce pays. Il s'agirait plutôt de doter Kiev de moyens militaires qui lui permettraient de repousser de manière autonome d'éventuelles attaques russes. Concrètement, il est question d'équiper les forces armées ukrainiennes d'armes de fabrication occidentale ou de les "intégrer étroitement dans la chaîne d'approvisionnement de l'industrie de l'armement occidentale". L'Allemagne, par exemple, a déjà fait savoir qu'elle était prête à fournir des systèmes de défense aérienne, des chars de combat, de l'artillerie lourde et des munitions. La Grande-Bretagne réfléchit à la livraison d'avions de combat. Le Royaume-Uni a entre-temps commencé à former des pilotes ukrainiens sur des avions de combat F-16. Des décisions sont attendues lors du sommet de l'OTAN qui se tiendra les 11 et 12 juillet à Vilnius, en Lituanie.
Comme en mars 2022
Les plans visant à garantir la sécurité de l'Ukraine présentent une grande similitude avec l'état des négociations entre Moscou et Kiev fin mars 2022. A l'époque, les deux parties s'étaient mises d'accord sur les grandes lignes d'un cessez-le-feu, voire d'une solution de paix, notamment grâce à la médiation israélienne et turque. Elle prévoyait en substance que l'Ukraine s'engage à une neutralité durable ; en contrepartie, la Russie était prête à retirer ses troupes à leur niveau d'avant le 24 février 2022. L'accord avait alors été saboté par les pays de l'OTAN - dans l'espoir d'affaiblir considérablement la Russie (german-foreign-policy.com a rapporté [6]). Depuis lors, d'innombrables personnes ont trouvé la mort et d'immenses dégâts matériels ont été causés en Ukraine. En revanche, il n'y a pas d'avantage tangible pour l'Ukraine par rapport à l'accord de fin mars 2022 qui a été empêché.
Impondérables de la guerre
Il est bien sûr loin d'être certain que des pourparlers de paix puissent avoir lieu dans un avenir proche, comme l'esquissent le Frankfurter Allgemeine Zeitung et le Wall Street Journal. Ainsi, d'éventuels succès ukrainiens sur le champ de bataille pourraient à tout moment inciter l'Occident à tenter d'affaiblir davantage la Russie : jusqu'à un prochain tournant dans le destin de la guerre.
[1] Aamer Madhani, Emily Swanson : Le soutien à l'aide à l'Ukraine s'affaiblit aux États-Unis : AP-NORC Poll. apnews.com 15.02.2023.
[2] Michael McCormick, Kevin Petit : The boiling frog : China's rise and the West's distraction. mwi.usma.edu 30.06.2022.
[3] Markus Wehner, Majid Sattar : Une visite au format inhabituel. Frankfurter Allgemeine Zeitung 02.03.2023.
[4], [5] Bojan Pancevski, Laurence Norman : NATO's Biggest European Members Float Defense Pact With Ukraine. wsj.com 24.02.2023.
[6] Voir à ce sujet Les buts de guerre de l'Occident.