Mon Grand-Père est né dans les années 1920 à Encourtiech, vallée de Rivernert, dans le Couserans, en Ariège. Issue d’une famille pauvre, catholique et nombreuse, il apprend le français à l'école. Sa langue maternelle est le patois du coin.
Le modèle dit agro-sylvo-pastoral pyrénéen qui prédomine encore. C’est déjà depuis longtemps une pluriactivité. L’agriculture frustre est basée sur l’exploitation de communs tels que la forêt et les pâtures et d’une terre rare durement gagnée sur la forêt et la pente. Un peu de châtaignes et de champignons, un peu de chasse, un peu d’élevage, un peu de culture vivrière. L’argent des Américains, des colporteurs ou des soldats de la famille complète le revenu. Les filles, Bonnes à Toulouse, trouvent un mari, ou un destin moins enviable. Il y a les ouvriers aussi : papier, bois, mines, carrières, textile. L’artisanat : laine, vannerie, bois… on travaille dur ; on vit.
100 ans après la guerre des Demoiselles, la seule chose qui à vraiment changée, c’est les congés payés qui permettent à la famille de se retrouver pour les foins.
La guerre des Demoiselles est une révolte des paysans du Couserans, qui se sont opposés en 1829 à la confiscation des forêts communes pour la production du charbon de bois nécessaire à l’industrie de l’armement. Comme l’usage du charbon de bois a été abandonné au profit du charbon minéral, les rebelles qui attaquaient les postes militaires et le forge plus ou moins déguisé en femme ont pour ainsi dire gagné.
À partir des années 50, avec les besoins agricoles nés de la guerre d’Algérie, le modèle intensif est adapté tant bien que mal aux montagnes. Les terres où le tracteur ne va pas sont abandonnées. La promesse est au progrès. Les agriculteurs sont dispensés de service militaire. Il faut produire à tout prix. Nourrir la France. Le mouvement s’accélère dans les années 80 avec la construction européenne et la PAC. La sanction est immédiate. Dans chaque village, le même cycle se répète. D’abord la vie s’améliore : cuisine en formica, machine à traire, salle de bain. Puis la punition : fermeture de l’école, fermeture de l’usine, effondrement des prix agricoles.
Dans la ferme de mes Grands-Oncles, celle où mon Grand-Père et mon Père sont nés, les choses sont arrivées exactement dans cet ordre. La papeterie de la Moulasse, la dernière des treize qu’a compté la région passe aux trois-huit. Elle sera reprise in-extremis après une série sans fin de plans sociaux. L’usine de casquette ferme également, comme les magasins de la ville voisine. Il n’y a plus de vaches à la ferme. Le lait ne paye plus. On essaye les chevaux, les lapins…
En 1996 l’un de mes Grands Oncles est invalide. A 50 ans, l’usine de papier a flingué ses genoux. Il va quand même travailler comme chauffeur pour son fils, dont l'entreprise de transport fera faillite un an plus tard, entraînant la mise en vente de la ferme familiale. Le second, plus âgé, qui ne s’est jamais marié, asthmatique (il ne valait rien)‚ se pend à une poutre de l’étable… et se rate. Les huissiers les expulsent. Heureusement depuis 1988 Rocard a inventé le Revenu Minimum d’Insertion.
En 1996, le modèle agro-sylvo-pastoral est mort. Mon Grand-Père me parle de la vie d’autrefois ; quand les montagnes étaient joyeuses. La forêt gagne sur les prés. Mes Grands-Oncles attendent depuis 30 ans que le gouvernement fasse quelque chose. Ils ne seront pas déçus. Mon père les traite tous de cons.
En 1996, l'ourse Ziva est relâchée à a plein 50 km de là. Là ou 150 ans plus tôt débutait la guerre des Demoiselles ; la grande révolte des paysans contre les ingérences de l’État dans la gestion des communs.
Cette histoire ne dit rien des ours et du devenir des montagnes. Elle ne dit rien non plus de l’aveuglement de ceux qui n’ont pas voulu voir depuis les années 70, les néo-ruraux réinventer un mode de vie et une économie paysanne. Elle montre juste qu’il n’y a rien qu’on puisse attendre de l'État, qu'on soit un ours ou un homme, sinon la discorde et le malheur.