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Billet de blog 5 juin 2024

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Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine (2ème partie)

Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine (2ème partie)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Deuxième partie de l’article « Problèmes et perspectives de la lexicographie créole contemporaine : de la nécessité de revisiter les enseignements de la linguiste Annegret Bollée »

Éclairage analytique

Premier exemple -- L’information lexicographique contenue dans la microstructure (ou « rubrique » dictionnairique ou « article » dictionnairique) du dictionnaire « Robert Junior » est de grande qualité : le terme « abattement » est suivi de sa catégorisation grammaticale, n.m. La microstructure présente les deux acceptions du terme et l’énoncé de la définition est concis, il contient les traits définitoires éclairant suffisamment la notion d’« abattement ». Le système de renvoi notionnel est aisément accessible par l’indication que le terme « abattement » est un mot de la famille de « abattre ».

Deuxième exemple -- L’information lexicographique contenue dans la microstructure du « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman est d’une rigoureuse cohérence, attestant ainsi que la microstructure de ce dictionnaire est conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Cette microstructure expose les trois acceptions du terme « drive ». La première mention du terme « drive1 » est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. tr., verbe transitif, elle-même suivie du terme « drivaye », ce qui suggère immédiatement à l’usager qu’il s’agit là d’un synonyme du verbe transitif « drive». Pour la première attestation de « drive1 » verbe transitif, les deux sens distincts sont précédés des chiffres 1 et 2 indiqués en caractères gras, et ils sont suivis d’un énoncé contextuel en créole traduit en anglais en direction de l’usager anglophone auquel s’adresse ce dictionnaire. La seconde attestation de drive2 est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. tr., verbe transitif. Le terme drive2 est suivi d’une définition anglaise, elle-même suivie d’un énoncé contextuel créole suivi d’un énoncé explicatif en anglais. La seconde attestation de drive2 est suivie d’une mention de renvoi à rad drive : see rad. La troisième occurrence de drive3 est immédiatement suivie de la catégorisation grammaticale v. intr., verbe intransitif, suivie de l’exposé des deux significations de ce terme signalées par les chiffres 1 et 2 en caractères gras. La première signification de drive3 est formulée en anglais, suivie d’un énoncé contextuel en créole, lui-même suivi d’un énoncé contextuel similaire en anglais. Le dictionnaire énonce ensuite un renvoi vers « drivaye » par la mention « cf drivaye ». Le second sens de drive3 est donné en anglaise, suivi d’un énoncé contextuel en créole traduit en anglais. Le protocole rédactionnel de « drive » est un protocole standard et uniformisé. Il se caractérise par la concision et clarté dans la formulation de l’information lexicographique contenue dans la microstructure de ce dictionnaire. Nous faisons à visière levée le plaidoyer pour que le protocole rédactionnel de ce dictionnaire, qui est un protocole standard et uniformisé, soit celui de l’ensemble des dictionnaires de la lexicographie créole. Pour y parvenir, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti aura à relever le grand défi de l’élargissement et de de la consolidation de son programme de formation à la lexicographie axé, entre autres, sur la professionnalisation du métier de lexicographe.

Troisième exemple -- L’information lexicographique contenue dans la microstructure du« Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est d’une grande pauvreté au plan méthodologique et au plan de son contenu lexicographique. Cette microstructure se résume au listage de termes anglais suivi d’équivalents étiquetés « créoles » souvent fantaisistes, erratiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. Les rédacteurs de ce « Glossary » prétendent « enrichir » le créole » de termes scientifiques nouveaux mais l’usager qui consulte cet ouvrage sur le Web ne sait à aucun moment si les équivalents « créoles » appartiennent à tel ou tel domaine scientifique et technique ou à celui des mathématiques : aucun « guide » de l’usager ne l’en informe, aucune rubrique de type « indexation par domaine d’emploi » n’y figure. Les rédacteurs de ce « Glossary, qui ignorent en totalité la méthodologie de la lexicographie professionnelle, ont bricolé des équivalents « créoles » en dehors de la maîtrise du processus de « lemmatisation » traité par d’Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article. Il en résulte logiquement –en lien avec la lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») placée en « entrée » alphabétique de ce « Glossary »--,  que les équivalents « créoles » sont souvent constitués d’une suite de mots opaques, a-sémantiques, erratiques et incompréhensibles du locuteur créolophone. Le « problème du découpage des unités lexicales » abordé par Annegret Bollée dans son article est flagrant dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » dont les rédacteurs, incapables d’identifier l’« item lexical » dans la langue de départ (l’anglais) et dans la langue d’arrivée (le créole), n’hésitent pas à contourner les réelles difficultés traductionnelles en créole par le recours à une « phraséologie traductionnelle » / « phraséologie définitoire » employée en lieu et place des unités lexicales en « entrée » de l’ouvrage. Dans le domaine de la statistique, le Grand dictionnaire terminologique (GDT) consigne, pour le terme complexe anglais « multiple regression analysis » (voir plus haut), l’équivalent français « analyse de régression multiple ». Pour sa part, TermiumPlus, la banque de données terminologiques du Canada, consigne comme le GDT l’équivalent français « analyse de régression multiple » pour le terme complexe « multiple regression analysis » dans le domaine de la statistique. Nous sommes donc à des années-lumière du fantaisiste et erratique « analiz pou yon makonnay regresyon » consigné dans le « Glossary » comme équivalent « créole » de « multiple regression analysis ». Le trait définitoire établi par la forme « yon makonnay regresyon » est d’autant plus erratique que « makonnay » n’appartient pas à la même aire sémantique que la « régression », et que « yon makonnay regresyon » ne dit pas en quoi il y aurait « yon makònay » et que ce « makònay » serait du type « regresyon ». Dans le rigoureux « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007), le terme créole « makònay » (page 448) renvoie à l’aire sémantique de « entanglement » = « enchevêtrement », « intrication », et « mixing » renvoie à « mélange », « mixage ». Encore une fois nous sommes loin d’un « Glossary » élaboré selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et la confusion s’est installée à l’aide d’équivalents « créoles » aussi opaques que fantaisistes du type « yon makonnay regresyon ». La lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») devant être placé en entrée du dictionnaire créole explique que le« Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » ait introduit en « entrée/vedette » une phrase en lieu et place de l’« unité lexicale ». Exemple : « how many more matings would you like to perform ? » dont l’équivalent « créole » est la forme interrogative « konbyen kwazman ou vle reyalize ? ». 

Enfin l’évaluation analytique de ce « Glossary » est riche d’un enseignement de premier plan notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE RIGOUREUSE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE EST ABSENT DANS UN GRAND NOMBRE DE PSEUDO ÉQUIVALENTS « CRÉOLES » DU « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ».

Quatrième exemple -- L’information lexicographique contenue dans la microstructure du « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » et dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine est lourdement déficiente sur le plan méthodologique et lexicographique.

L’on observe que plusieurs « entrées » de le « Leksik kreyòl » sont des « segments phrastiques » du type « slogan politique » ou « proverbe » en lieu et place de l’« unité lexicale ». Védrine fait peu de cas de la méthodologie de la lexicographie professionnelle lorsqu’il affiche des équivalents « créoles » en dehors de la maîtrise du processus de « lemmatisation » traité par d’Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article. Il en résulte logiquement une ample et constante confusion théorique –en lien avec la lourde ignorance du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical ») lorsque celle-ci est placée en entrée de ce mal nommé « lexique » qui est en réalité un glossaire.

Précisons-le davantage : dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl », Emmanuel Védrine confond une « unité lexicale » et une « séquence phrastique » : cette lourde confusion provient de l’ignorance constatée du statut et des fonctions de l’« unité lexicale » (la « lexie », l’« item lexical »). Ignorant ces statut et fonction étudiés par Annegret Bollée au sous-chapitre 3.2 de son article traitant de la « lemmatisation », Emmanuel Védrine leur substitue confusément en « entrée » alphabétique des « séquences phrastiques ». Cette manière de procéder est emblématique de l’une des plus grandes lacunes de la traduction et de la lexicographie créole, qui consiste –par l’emploi du « procédé de contournement »--, en l’emploi de « périphrases traductionnelles » ou de « périphrases définitoires » en lieu et place d’une « unité lexicale ». En voici des exemples.

TABLEAU 3 – Échantillon de « séquences phrastiques » utilisées en lieu et place d’une « unité lexicale » en « entrée » alphabétique

Termes anglais provenant du « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl »

Équivalents créoles provenant du « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl »

insert envelopes in your printer  

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desann pou gade

Termes anglais provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

Termes créoles provenant du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »

multiple regression analysis

analiz pou yon makonnay regresyon

how many more matings would you like to perform ?

konbyen kwazman ou vle reyalize ?

Sur le registre d’une lexicographie lourdement déficiente, sur celui de la « lexicographie borlette » promue par le MIT Haiti Initiative, il y a communauté de vue et de pratiques erratiques entre le « Leksik créole » de Vedrine et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » (Rezonòdwès, 12 août 2021) et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, Port-au-Prince, le 15 février 2022).

Tirés du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, voici d’autres exemples d’expressions et/ou de quasi-proverbes plus ou moins syntagmatisés consignés en « entrée » au titre d’unités lexicales en dehors de tout fondement méthodologique : 15. ipokrit yo sezi : (fr.), 17. ke makak la kase : (fr.), 22. manman poul la : (fr.), 28. se pa pou lajan non ! : (fr.), 30. voye Ayiti monte : (fr). Dans un ouvrage lexicographique élaboré selon les règles habituelles de la lexicologie professionnelle, le rédacteur aurait procédé à la segmentation des séquences pour ne retenir que les unitermes et les syntagmes lexicalisés : il aurait consigné, sources à l’appui, les unitermes « ipokrit », « makak » et « poul », tout en relevant dans un champ « Notes » les dérivés composés à partir de ces termes. L’amateurisme, la superficialité, l’incompétence et l’absence attestée de critères méthodologiques rigoureux en matière de lexicographie constituent le fort lien de parenté qu’il y a entre le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (sur ce « Glossary », voir notre compte-rendu critique publié en Haïti, « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020).

Au plan comparatif, entre le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel Védrine (voir le Tableau 1) et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », il existe donc une évidente parenté au creux de très lourdes carences méthodologiques. Il s’agit de l’absence totale du recours au corpus de référence à dépouiller ainsi que l’absence de critères d’établissement de la nomenclature de ces deux lexiques. En conséquence, le traitement lexicographique des termes rassemblés de manière aléatoire dans ces deux lexiques s’effectue dès lors à vue, dans la confusion des notions, dans les lourdes lacunes quant à l’exactitude lexicale entre les termes anglais et les équivalents créoles.  Ces lourdes lacunes s’affichent au chevet d’un amateurisme verbeux qui croit pouvoir se donner des allures de « science » lexicographique en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Le terme « formating toolbar » a pour équivalent créole « ba zouti fòma ». Dans le domaine informatique, le terme « formating toolbar » a pour équivalent français « barre d’outils de formatage » selon le Dictionnaire anglais-français Linguee. L’équivalent français « barre d’outils de formatage » est correct au plan notionnel car l’idée centrale est celle du « formatage » informatique, qui signifie « Opération consistant à préparer la surface d'un support de stockage (disque dur, disquette, disque optique), afin qu'il puisse recevoir de l'information correspondant à un format donné » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Ces traits définitoires de « formatage » permettent de comprendre que l’équivalent créole « ba zouti fòma » est erratique, faux et opaque, d’autant plus qu’il peut mettre l’usager sur la piste d’une signification erronée du type « donner un outil au format » tout à fait opposée au terme anglais de départ. Le segment « ba zouti » met l’accent sur la « barre » alors même que la notion que recouvre « formating toolbar » désigne l’opération de « formatage » accessible depuis la « barre d’outils ». Celle-ci est un « Rectangle étroit habituellement affiché sous la barre de menus, qui contient les icônes ou les symboles représentant les fonctions les plus courantes d'un logiciel et qui est personnalisable par l'utilisateur » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

L’évaluation analytique des deux ouvrages lexicographiques de Emmanuel W. Védrine –à l’instar de l’évaluation du « Glossary » du MIT Haiti Initiative--, est riche d’un enseignement de premier plan notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE RIGOUREUSE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE EST ABSENT DANS UN GRAND NOMBRE DE PSEUDO ÉQUIVALENTS « CRÉOLES » DDE CES DEUX PUBLICATIONS.

Dans notre article « Les défis contemporains de la traduction et de la lexicographie créole en Haïti » (Fondas kreyòl, 8 février 2024), nous avons formulé plusieurs idées et propositions qui doivent être actualisées.

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du

créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait

se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de

la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours

créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées ainsi qu’à la néologie scientifique et technique créole, un champ neuf qui devra être développé dans l’ancrage à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

De quelle manière la lexicographie créole peut-elle être utile, sur les plans pédagogique et didactique, à la transmission des connaissances et des savoirs dans l’École haïtienne ? Plusieurs éditeurs de manuels scolaires créoles nous ont fait part à maintes reprises des difficultés éprouvées par les concepteurs/rédacteurs d’ouvrages de mathématiques, de sciences expérimentales, etc., dépourvus d’outils d’aide à la rédaction. Ils n’ont toujours pas à leur disposition un dictionnaire créole et un dictionnaire français-créole élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et capables de leur servir de référence et de guide. Ils ne disposent toujours pas de lexiques bilingues français-créole élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et capables de leur servir de référence et de guide. Cette carence généralisée d’outils d’aide à la rédaction a pour effet constant que chaque rédacteur conçoit et élabore des manuels scolaires créoles selon sa propre « méthode », selon son degré de maîtrise en créole des concepts de base des matières en question et selon sa propre conception du niveau de langue qu’il estime approprié à la rédaction de manuels scolaires. La rédaction de manuels scolaires créoles dans la privation d’outils d’aide à la rédaction s’effectue donc dans une relative anarchie et en dehors d’un modèle rédactionnel standardisé de référence. La lexicographie créole contemporaine --par l’élaboration d’un dictionnaire unilingue créole, d’un dictionnaire bilingue français-créole et de lexiques spécialisés--, apportera des réponses fonctionnelles et sûres à la carence d’outils d’aide à la rédaction de manuels scolaires de qualité. Il s’agit donc de promouvoir et de soutenir l’ouverture prochaine de plusieurs chantiers lexicographiques majeurs : la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti devra jouer un rôle moteur de direction et d’encadrement dans la mise en route de tels chantiers.  

L’on observe que le ministère de l’Éducation n’a toujours pas élaboré de politique nationale du livre scolaire fournissant aux rédacteurs et éditeurs de matériel scolaire créole les paramètres linguistiques de la standardisation de l’ensemble de la production d’outils en langue maternelle créole ou bilingues français créole. S’il est vrai que le ministère de l’Éducation nationale dispose de plusieurs « Directions techniques », notamment la Direction du curriculum et de la qualité (DCQ) qui, en théorie, devraient contribuer à l’élaboration de la politique nationale du livre scolaire, il est attesté que les éditeurs de manuels scolaires ne bénéficient toujours pas d’un accompagnement institutionnalisé et soutenu en vue de la production de manuels scolaires créoles standardisés et de qualité. Ces dernières années, la production de manuels scolaires créoles standardisés et de qualité s’est heurtée au populisme linguistique et à la démagogie créoliste promus par l’ex-ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, la vedette médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Loin d’une approche scientifique du créole et de l’élaboration de livres scolaires de qualité en créole, le ministère de l’Éducation nationale a priorisé des mesures inconstitutionnelles et tape-à-l’œil (exemple : le financement exclusif des manuels scolaires créoles), ainsi que le financement unilatéral de 7 versions différentes du LIV INIK AN KREYÒL édité par 7 différents éditeurs. Dans l’état actuel, le ministère de l’Éducation nationale ne dispose d’aucun plan d’action destiné à accompagner et à standardiser l’élaboration des manuels scolaires créoles et encore moins d’outils lexicographiques créoles dont a besoin l’École haïtienne. D’autre part, il est tout à fait illusoire de penser que la microstructure dénommée Akademi kreyòl ayisyen --dont l’action est quasi nulle à l’échelle nationale depuis sa création en 2014 et dont l’horizon intellectuel ne dépasse pas l’étroite fenêtre du « bay kreyòl la jarèt »--, serait porteur d’un quelconque plan d’action destiné à contribuer à l’élaboration d’outils lexicographiques créoles. Il est amplement attesté que l’Akademi kreyòl ayisyen ne dispose d’aucune compétence avérée en lexicographie créole, pas plus d’ailleurs en traduction scientifique et technique créole : de 2014 à 2024, mis à part son anémique catéchisme traitant de l’orthographe créole, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a produit aucune étude scientifique dans les domaines-clé de l’aménagement du créole, de la didactique créole, de la didactisation du créole et de la lexicographie créole…

Les défis contemporains de la lexicographie créole sont également de l’ordre de la formation académique deslexicographes et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle de premier plan à jouer dans un environnement délétère où l’État haïtien --démissionnaire en ce qui a trait à l’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français--, n’accorde aucune véritable priorité à l’éducation en Haïti.

La dimension institutionnelle de la lexicographie créole s’avère donc être une exigence de premier plan : la professionnalisation du métier de lexicographe (comme d’ailleurs la professionnalisation du métier de traducteur généraliste ou de traducteur technique et scientifique) passe obligatoirement par une formation adéquate à l’Université. En ce qui a trait à la formation en lexicographie, il est tout indiqué que le « Programme de formation en techniques de traduction » mis en route en 2017 à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti, enpartenariat avec l’Association LEVE, devra être renforcé par l’introduction de cours spécifiques de lexicographie. L’une des options programmatiques à explorer serait que dès la deuxième année de licence en linguistique la FLA offre une double spécialisation en traduction/lexicographie créole. Cette double spécialisation en traduction/lexicographie créole pourrait être enrichie par l’adjonction de cours en didactique/didactisation du créole. Comme nous l’avons soutenu dans plusieurs articles, l’un des plus grands défis de la lexicographie créole est la rupture avec l’amateurisme pré-scientifique afin de parvenir à une réflexion analytique et à une production scientifique solidement ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. C’est incontestablement la seule voie conduisant à la professionnalisation de la lexicographie et à la production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. La production d’outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique –notamment un dictionnaire unilingue créole et un dictionnaire scolaire bilingue français-créole--, sera d’un apport majeur dans l’enseignement DE la langue créole et dans l’enseignement EN langue créole des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne.

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