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Billet de blog 18 décembre 2025

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La didactisation du kreyòl et les fondements d’une épistémologie ayisyenne

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La didactisation du kreyòl et les fondements d’une épistémologie ayisyenne : enjeux, limites et perspectives de décolonisation cognitive

Par Paultre Pierre Desrosiers

Médecin anthropologue, linguiste, psychanalyste, spécialiste en santé publique

18 décembre 2025

Résumé

Cet article propose une analyse approfondie de la didactisation du kreyòl dans le système éducatif ayisyen et examine ses implications pour la construction d’une épistémologie véritablement endogène. Malgré son statut constitutionnel de langue officielle et sa position de langue maternelle pour la quasi-totalité des Ayisyens, le kreyòl demeure marginalisé dans l’enseignement formel, la recherche scientifique et les institutions étatiques. Cette marginalisation repose sur une confusion persistante entre maîtrise fonctionnelle et compétence opérationnelle, confusion qui alimente un désastre éducatif structurel depuis plus d’un demi-siècle. À travers un cadre théorique mobilisant Fanon, Bourdieu, Lacan, Glissant, Freire et Berrouët-Oriol, l’article montre que la non-didactisation du kreyòl renforce la colonisation cognitive, perpétue la hiérarchie symbolique des langues et empêche l’émergence d’une épistémologie ayisyenne autonome. En analysant les effets psychiques, sociaux et politiques de cette situation, l’article démontre que la didactisation du kreyòl n’est pas seulement un impératif pédagogique, mais un acte politique, symbolique et civilisationnel. Il propose enfin des pistes concrètes pour refonder le curriculum national, repenser la formation des enseignants et construire une véritable justice épistémique fondée sur un bilinguisme équilibré.

Mots-clés

kreyòl ayisyen ; didactisation ; épistémologie ; décolonisation cognitive ; politique linguistique ; justice épistémique ; diglossie ; sociolinguistique critique ; Ayiti ; Fanon.

  1. Introduction : Problématique et enjeux

1.1. Une confusion fondamentale : parler kreyól ne veut pas dire acquérir des connaissances en kreyól

La distinction entre maîtrise fonctionnelle et maîtrise opérationnelle est fondamentale pour comprendre les enjeux de l’apprentissage en kreyòl en Ayiti. La maîtrise fonctionnelle correspond à l’usage spontané et quotidien de la langue, suffisant pour la communication informelle et la vie de tous les jours. En revanche, la maîtrise opérationnelle implique des compétences cognitives plus complexes, comme l’abstraction, la conceptualisation, la structuration des savoirs et l’argumentation, nécessaires pour apprendre, raisonner et théoriser.

La différence entre parler le kreyòl et apprendre en kreyòl est significative. Parler le kreyòl signifie utiliser la langue de façon naturelle et quotidienne pour communiquer, alors qu’apprendre en kreyòl implique d’utiliser la langue comme outil d’instruction et d’acquisition des connaissances scolaires et académiques. Apprendre en kreyòl demande une maîtrise approfondie de la langue, notamment dans ses usages cognitifs complexes comme la lecture, l’écriture, la conceptualisation et l’argumentation.

Dans le contexte ayisyen, bien que presque tous les enfants parlent couramment le kreyòl dans une optique fonctionnelle dès leur plus jeune âge, ils n’ont pas ou peu accès à un kreyòl didactiquement adapté qui permette l’acquisition de ces compétences opérationnelles. Sans cette maîtrise opérationnelle en kreyòl, les enfants rencontrent une fracture cognitive grave, car ils doivent souvent apprendre en français, langue moins familière, ce qui constitue une barrière à l’apprentissage.
Ainsi, l’idée que parler le kreyòl suffit pour apprendre naturellement en kreyòl est une erreur conceptuelle majeure qui confond ces deux niveaux de maîtrise. La didactisation du kreyòl vise précisément à doter la langue des outils et des ressources qui permettront son usage comme langue d’enseignement opérationnelle, c’est-à-dire capable de soutenir les apprentissages scolaires et cognitifs complexes indispensables à une éducation de qualité.

En Ayiti, la quasi-totalité des enfants maîtrisent le kreyòl fonctionnel avant l’âge de trois ans — mais très peu ont accès au kreyòl opérationnel, faute d’exposition, de ressources, et de dispositifs didactiques adéquats. Cette carence crée une fracture cognitive majeure.

1.2. Hypothèse centrale

La thèse centrale affirme que le désastre éducatif en Ayiti résulte principalement de la non-didactisation du kreyòl, empêchant le développement d’une épistémologie ayisyenne autonome et perpétuant une colonisation cognitive par la dépendance au français comme langue d’instruction. 

1.3. Contribution de l’article

Cet article propose une contribution originale à la sociolinguistique critique et aux études postcoloniales en Ayiti en déconstruisant les fondements linguistiques implicites qui structurent — souvent de manière invisible — le système éducatif national. Il met particulièrement en lumière une confusion méthodologique majeure et persistante : l’assimilation de la maîtrise fonctionnelle du kreyòl (usage quotidien, spontané, contextuel) à une maîtrise opérationnelle (usage cognitif, académique et disciplinaire). Cette confusion constitue l’un des ressorts les plus puissants de l’échec scolaire massif observé depuis plus d’un demi-siècle, car elle occulte la nécessité d’un travail systématique de didactisation pour transformer le kreyòl en véritable langue d’enseignement et de production scientifique.

L’article montre également que l’absence de didactisation du kreyòl ne représente pas un simple déficit pédagogique, mais un mécanisme structurant de colonisation cognitive. En maintenant le kreyòl dans l’espace de l’infra-savoir et en réservant les opérations conceptuelles complexes au français, le système éducatif perpétue une dépendance intellectuelle profonde vis-à-vis des catégories et paradigmes épistémiques francophones. Cette dynamique produit et reproduit des inégalités épistémiques : elle restreint l’accès aux savoirs abstraits à une minorité francotropée, tout en excluant la majorité kreyòlophone du champ de la conceptualisation, de la théorisation et de la production scientifique.

Par son approche interdisciplinaire — mobilisant la sociolinguistique, l’anthropologie, les théories de la colonialité du savoir et la psychanalyse du symbolique — l’article éclaire la dimension politique, historique et cognitive du problème linguistique ayisyen. Il propose une relecture radicale de la question éducative en montrant que la didactisation du kreyòl est une condition essentielle pour l’émergence d’une épistémologie ayisyenne autonome, capable de produire des concepts, des cadres théoriques et des outils analytiques enracinés dans les réalités locales. 

Enfin, l’article offre un cadre analytique renouvelé pour penser les politiques linguistiques et éducatives en Ayiti. Il contribue à redéfinir la didactisation non comme une opération technique, mais comme un projet de souveraineté cognitive, visant à permettre aux locuteurs ayisyens de nommer leur monde, de théoriser leurs expériences et de participer pleinement à la construction du savoir scientifique dans leur propre langue.

  1. Cadre théorique et interdiciplinaire

Le texte articule sociolinguistique – analysant les dynamiques kreyòl-français –, psychanalyse – explorant les traumas historiques et la fracture cognitive – et études postcoloniales – critiquant la colonisation linguistique persistante. Cette triangulation théorique révèle comment les politiques éducatives, dominées par le français, dévalorisent les paradigmes endogènes et entravent l’autonomie intellectuelle ayisyenne.

L’épistémologie ayisyenne est définie comme une construction langagière : un système de connaissance émergent, ancré dans le kreyòl didactisé, capable d’articuler traumas, identité et réalités socio-politiques ayisyennes. Elle oppose une épistémologie du lien – inspirée de traditions comme le lakou – à la violence positiviste occidentale, favorisant une théorisation endogène des savoirs.

L’article plaide pour une refondation éducative centrée sur la didactisation urgente du kreyòl : normalisation terminologique, formation pédagogique et curricula adaptés pour libérer une épistémologie autonome. Cela vise une reconstruction cognitive et nationale, corrigeant la “colonisation cognitive” et promouvant une justice épistémique via l’usage opérationnel de la langue maternelle.

2.1. Bourdieu : langue légitime, capital linguistique et domination symbolique

Pierre Bourdieu (1982) explique que les langues n’ont pas toutes le même pouvoir social, et que ce pouvoir est un type de capital, appelé capital linguistique. En Haïti, le français est considéré comme la langue légitime, associée au capital scolaire, économique et symbolique, et portée par les classes dominantes. Cela signifie que parler français confère des avantages sociaux, économiques et culturels, il constitue un capital valorisé dans la société.


Le kreyòl, bien qu’étant la langue majoritaire, est la langue dominée socialement. Cette dissymétrie linguistique crée une hiérarchie sociale forte dans le système éducatif et au-delà. La compétence à parler français devient un facteur de distinction et de domination symbolique, tandis que le kreyòl, langue du quotidien et de la majorité, est déprécié et marginalisé. Cette situation perpétue des inégalités scolaires et sociales, car seuls les locuteurs du français accèdent facilement aux ressources et aux positions de pouvoir.
Ainsi, la domination du français en Ayiti illustre parfaitement la notion bourdieusienne de capital linguistique et de domination symbolique, où la langue légitime est un vecteur de pouvoir social et où la langue dominée reste marginalisée malgré son usage massif En Ayiti, le français est la langue légitime, associée au capital scolaire, au capital économique, au capital symbolique et aux classes dominantes. Le kreyòl est la langue « dominée », même si elle est majoritaire. Cette dissymétrie structure la hiérarchie scolaire.

Plusieurs mécanismes scolaires en Ayiti reproduisent la domination linguistique du français sur le kreyòl, perpétuant des inégalités sociales et cognitives. Ces mécanismes structurent un système où le français reste la langue légitime, marginalisant le kreyòl malgré sa reconnaissance constitutionnelle et son usage majoritaire. 

Les politiques éducatives, comme le décret de 1982 et le Cadre d’Orientation Curriculaire (COC) récent, autorisent le kreyòl comme langue d’enseignement et d’enseignement au primaire (jusqu’en 4e année fondamentale), mais imposent le français comme langue unique d’instruction dès la 6e année. Cette transition forcée crée une barrière linguistique pour les élèves monolingues kreyòlophones (94% de la population), entraînant des redoublements massifs (90 % des ressources gaspillées) et des abandons scolaires (taux de rendement de 9%).

De nombreuses écoles interdisent explicitement le kreyòl en classe, malgré les lois, et les programmes secondaires le cantonnent à une matière enseignée, jamais à une langue d'instruction. L'idéologie linguistique, héritée de l'élitisme post-colonial, lie le français au succès scolaire et économique, reflétant la hiérarchie des classes en utilisant un bilinguisme fonctionnel inégal.

2.2. Fanon : colonisation de l’esprit et aliénation linguistique

Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1952), analyse la colonisation de l’esprit comme un processus où la langue du colonisateur s’impose comme vecteur de rationalité, de sérieux et de vérité, aliénant psychologiquement le colonisé qui internalise cette hiérarchie linguistique. En Ayiti, cette dynamique persiste post-indépendance : le français incarne le langage du savoir, associé à l’abstraction, à la science et au prestige intellectuel, tandis que le kreyòl est relégué au langage de l’affect et de l’oralité, limité aux émotions, à la tradition et à la communication informelle.

L'apprentissage du français crée un conflit identitaire permanent chez les élèves ayisyens, qui sont principalement des kreyòlophones, en imposant un'masque blanc' linguistique, ce qui dévalorise leur langue maternelle et leur donne un sentiment d'infériorité cognitive. Les enfants intériorisent que le kreyòl ne convient pas aux savoirs complexes, perpétuant une aliénation où l’expression authentique de soi reste confinée à l’oralité domestique, tandis que le français devient condition sine qua non du succès scolaire et social.

L'école ayisyenne accentue cette aliénation en utilisant des manuels en français, une évaluation punitive en français et en stigmatisant le kreyòl, ce qui reproduit la violence symbolique décrite par Fanon. Fanon insiste sur l'importance de décoloniser l'inconscient collectif en maîtrisant la langue propre, ce qui implique implicitement une didactisation du kreyòl pour restaurer une identité cognitive unifiée et autonome.

2.3. Lacan : forclusion du Nom-du-Père et crise de la Loi symbolique

Jacques Lacan conceptualise la forclusion du Nom-du-Père comme le rejet d’un signifiant fondamental représentant la Loi symbolique, qui structure le sujet dans l’ordre du langage et de la culture, empêchant ainsi l’accès à une autorité cognitive stable. En Haïti, cette dynamique est symbolisée par le rejet de la Loi coloniale (française, imposée comme langue légitime) et le manque d'une Loi propre fondée sur le kreyòl comme langue maternelle enseignée. Ce vide symbolique engendre une crise de l'autorité linguistique, où le kreyòl ne peut assumer le rôle de signifiant principal pour l'abstraction et la théorie, laissant les sujets dans un réel non médiatisé par le symbolique.

La forclusion de la Loi coloniale rejette le français comme Nom-du-Père oppressif, mais sans substitution par un kreyòl structuré en tant que signifiant paternel endogène, un trou béant persiste dans l’Autre symbolique. Le kreyòl demeure confiné à l'imaginaire et à l'affect, ne pouvant pas supporter la chaîne signifiante des savoirs complexes, ce qui crée une psyché collective fragmentée où l'autorité cognitive demeure aliénée.

Cette crise symbolique engendre un conflit identitaire chez les élèves : sans Loi linguistique propre, l’école ayisyenne devient un lieu de retour du refoulé colonial, avec le français imposé comme faux Nom-du-Père et le kreyòl forclos de sa fonction structurante. La didactisation du kreyòl est donc essentielle pour instaurer une Loi symbolique ayisyenne, restaurer l'autorité cognitive et prévenir les effets psychotiques collectifs d'aliénation linguistique. 

Aucun article académique ne compare explicitement la forclusion lacanienne (rejet symbolique du Nom-du-Père) aux politiques linguistiques, d’après les recherches disponibles ; ce lien reste une interprétation interdisciplinaire rare et non standardisée en psychanalyse ou sociolinguistique.

2.4. Glissant : Relation, langues du monde et souveraineté culturelle

Édouard Glissant, dans Poétique de la Relation (1990), théorise la Relation comme un processus dynamique de créolisation où les langues kreyól, nées de rencontres forcées et imprévues, portent des imaginaires singuliers et une opacité fertile, opposée à la transparence universaliste occidentale. Les langues kreyól comme le kreyòl ayisyen incarnent cette relation : non hiérarchisées mais entrelacées dans un Tout-monde, elles expriment une diversité non réductible, favorisant une souveraineté culturelle par leur capacité à penser le monde sans domination. La didactisation du kreyòl, à savoir la normalisation terminologique, les outils pédagogiques et l'utilisation opérationnelle, constitue un acte de souveraineté culturelle glissantienne. Elle libère la langue de son confinement oral/affectif pour en faire un outil de communication, capable de concilier savoirs endogènes et abstraction scientifique. Cela met un terme à la maladie endémique de l'histoire des Antilles, établissant une poétique du Divers où le kreyòl participe au multilinguisme mondial sans être assimilé. 

En Ayiti, cette approche pédagogique intègre l'épistémologie ayisyenne dans la relation kreyól, transformant le kreyòl en une langue-monde souveraine reliant les traumatismes historiques, lakou et les défis contemporains, contre la francophonie imposée. Glissant voit toutes les langues comme des 'créoles' dans le chaos-monde, ce qui rend impérative cette affirmation pour une identité non aliénée. 

Ainsi, la kreyólisation via la Relation n’efface pas les origines mais les dépasse en un mouvement incessant, rendant les cultures créoles souveraines par leur capacité à Relationner le monde sans se dissoudre.

2.5. Berrouët-Oriol : aménagement linguistique et terminologie scientifique

Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue, soutient l'idée d'un aménagement linguistique rigoureux du kreyòl ayisyen. Il insiste sur le fait que la didactisation met l'accent sur le développement de lexiques disciplinaires (mathématiques, sciences, droit), de ressources terminologiques normalisées et d'une politique linguistique d'État cohérente avec la législation contraignante. 

Il met l'accent sur l'importance de normaliser les lexiques disciplinaires en kreyòl, en particulier pour favoriser l'émergence d'une épistémologie propre à Haïti, tout en mettant en place des outils rigoureux qui évitent l'aventurisme linguistique. Son approche implique un dialogue entre kreyól et français, avec une vision d'équité, refusant la prédominance exclusive du français et affirmant la souveraineté linguistique et cognitive des locuteurs kreyólophone. Enfin, Berrouët-Oriol met en avant un plan national d'aménagement linguistique, avec des mesures concrètes à court et moyen terme, pour une refondation pédagogique et politique du système éducatif ayisyen.

Ces outils permettent de passer d'une langue fonctionnelle à une langue scientifique opérationnelle, ce qui est crucial pour l'enseignement et la recherche en Ayiti.

Sans lexiques spécialisés, le kreyòl reste confiné à l'usage quotidien, incapable de nommer des concepts complexes. Berrouët-Oriol propose une méthodologie notionnelle (dépouillement de corpus, équivalence notionnelle, nomenclature) pour élaborer des terminologies thématiques conformes aux standards internationaux, tels que UNTERM. Cela combat l'amateurisme et intègre la didactisation dans une rigueur scientifique, en évitant le 'voyage monte' idéologique.

Pour une didactisation systémique, il est essentiel d'inclure une législation linguistique éducative, une formation de terminologues haïtiens et des partenariats créole-français dans l'aménagement. La clé de la refondation réside dans la transformation du kreyòl en langue de souveraineté cognitive, en soutenant une épistémologie ayisyenne autonome. 

Cette politique linguistique doit être portée par une institution forte chargée d’élaborer, normaliser et diffuser une terminologie scientifique et technique en kreyòl, ainsi que de superviser la formation pédagogique adaptée aux enseignants et la production de ressources didactiques.

  1. Méthodologie : approche analytique et épistémologique

L’article adopte une méthodologie hybride théorique, combinant analyse documentaire des textes officiels ayisyens (Constitution de 1987 reconnaissant le kreyòl, décrets MENFP comme celui de 1982 sur le bilinguisme) avec une lecture critique des théories (Bourdieu, Fanon, Lacan, Glissant, Berrouët-Oriol). Cette approche examine les lacunes structurelles du système éducatif et les conséquences symboliques de l'absence d'apprentissage.

L'analyse épistémologique examine comment les pratiques linguistiques (usage fonctionnel vs opérationnel du kreyòl) bloquent l'émergence d'une épistémologie ayisyenne, en confrontant les rapports MENFP (taux d'échec scolaire >90%) aux paradigmes endogènes ignorés (lakou, vodou). Elle met en évidence une divergence cognitive où le français monopolise les connaissances abstraites.

Les effets symboliques du rejet colonial et du vide symbolique du kreyòl sont décryptés par l'interprétation psychanalytique lacanienne (forclusion du Nom-du-Père linguistique) et fanonienne (aliénation). Cela établit une argumentation interdisciplinaire qui relie sociolinguistique et psyché collective.

  1. Analyse

4.1. Le kreyòl fonctionnel : langue du quotidien mais pas du savoir

Le kreyòl fonctionnel est bien maîtrisé par la plupart des Ayisyens dès leur plus jeune âge, et il excelle dans les activités quotidiennes : échanges conversationnels, expression affective, narration orale et coordination des activités vitales. Malgré cela, en l'absence d'un équipement didactique approprié, il rencontre des difficultés pour soutenir les opérations cognitives supérieures : théorisation abstraite, conceptualisation rigoureuse et stabilisation des abstractions scientifiques nécessaires à l'enseignement des disciplines scolaires. Cette limitation structurelle crée un fossé entre la langue du vécu et la langue du savoir, reproduite par l'absence de lexiques disciplinaires et de méthodologies adaptées. 


Aujourd'hui, trois ensembles d'usages fondamentaux sont remplis par le kreyòl fonctionnel. Il est principalement utilisé pour les échanges spontanés tels que les interactions quotidiennes, les négociations familiales ou communautaires et la gestion des relations sociales. C'est une langue efficace pour la coordination immédiate et l'expression des intentions ou des besoins concrets. Il permet d'organiser la vie quotidienne : planifier, instruire, décrire, commenter, sans pour autant mobiliser des formes d'abstraction formelle. Sa logique est principalement contextuelle, immédiate et basée sur des références partagées.

Le kreyòl, en l’état actuel de son développement didactique, ne dispose pas encore d’un système normalisé de concepts théoriques permettant d’exprimer de manière précise les notions complexes en mathématiques, en physique, en biologie, en logique ou en philosophie. La nomination, la classification et la stabilisation des abstractions scientifiques sont entravées par cette absence. L’argumentation logique, la démonstration, l’explication causale ou la structuration rigoureuse d’un raisonnement nécessitent un outillage linguistique spécialisé que le kreyòl fonctionnel ne possède pas encore. Il devient donc ardu de formuler des analyses disciplinaires solides ou d'enseigner des concepts avancés. Le kreyòl fonctionnel reste fortement axé sur la communication orale et ne respecte pas les normes largement acceptées pour l'écriture académique, la formulation didactique et la production scientifique. Son usage dans l'enseignement, la recherche, la rédaction de manuels ou la communication savante est limité par l'absence de formalisation.

4.2. L’école ayisyenne : un espace de clivage linguistique et symbolique

L’école ayisyenne constitue un espace de clivage linguistique et symbolique où s’entrecroisent trois hiérarchies historiques étroitement liées. D’abord, une hiérarchie coloniale, héritée du système esclavagiste, continue d’imposer le français comme langue légitime du savoir, de l’autorité et de la rationalité. Ensuite, une hiérarchie raciale, construite dès l’époque coloniale, associe le français aux représentations de « civilisation blanche » et relègue le kreyòl aux imaginaires de « primalité » ou de « noirceur » prétendument non civilisée. Enfin, une hiérarchie sociale, consolidée après l’indépendance, fait du français l’emblème d’une élite mulâtre ou bourgeoise et du kreyòl le marqueur linguistique des masses populaires.

À l’intersection de ces ordres hiérarchiques, le français fonctionne comme un véritable ascenseur symbolique : il conditionne l’accès aux diplômes, au statut professionnel, aux positions de prestige et à la mobilité sociale. À l’inverse, le kreyòl demeure associé aux espaces de service, de subalternité et de domesticité, reproduisant l’infériorité sociolinguistique et symbolique des classes populaires. Cette configuration perpétue un système éducatif intrinsèquement inégalitaire, où la langue maternelle de la majorité est structurellement disqualifiée. 

L'école est transformée en filtre reproducteur par les punitions pour usage kreyòl, l'évaluation en français excluant les monolingues (94% de la population) et le bilinguisme inégal qui favorise les enfants d'élite. La langue majoritaire, le kreyòl, devient une stigmatisation de sous-classe, entravant l'accès aux connaissances et perpétuant la fracture cognitive ayisyenne.

4.3. La colonisation cognitive : la langue comme dispositif de domination

La colonisation cognitive en Ayiti se manifeste comme un dispositif durable de domination symbolique dont la langue constitue le vecteur principal. En l’absence de didactisation, le kreyòl demeure cantonné au registre de l’infra-savoir : une langue opérant efficacement dans la vie quotidienne, mais dépourvue de l’appareillage terminologique, syntaxique et conceptuel nécessaire pour produire, stabiliser et transmettre des abstractions disciplinaires. Cette réduction du kreyòl à ses usages fonctionnels n’est pas neutre : elle invalide les expériences locales, empêche la formation de catégories analytiques endogènes et prive les Ayisyens de la possibilité de théoriser leur propre réalité historique, sociale et culturelle dans leur propre langue. 

Ce phénomène crée une forme d’aliénation épistémique, analogue à celle décrite par Fanon et Ngũgĩ wa Thiong’o : le sujet colonisé intériorise que la vérité, la science et la rationalité résident dans la langue de l’Autre — ici, le français — tandis que sa propre langue est associée au préconceptuel, au primitif, à l’émotionnel ou au domestique. Cette hiérarchisation linguistique oriente le champ éducatif vers un mimétisme paradigmatique, où les intellectuels ayisyens reproduisent les modèles théoriques européens comme s’ils étaient universels, au détriment de toute conceptualisation propre. 

Dans cette configuration, le français n’est pas simplement un outil de communication ; il agit comme la langue légitime, au sens de Bourdieu : une langue investie d’une autorité symbolique qui impose ses catégories, ses cadres de pensée et ses critères de validité. Ses abstractions — positivistes, rationalistes, cartésiennes — deviennent des universaux supposés, et non des produits historiques situés. Ce privilège symbolique produit un effet de naturalisation : les enseignants, chercheurs et décideurs reproduisent les contenus, méthodes et critères de la pensée française, marginalisant ainsi toute tentative de construire une épistémologie ayisyenne, c’est-à-dire une manière propre à Ayiti de produire et de valider le savoir. 

L’exclusion structurelle du kreyòl de la sphère du savoir a des conséquences profondes. Elle rend extrêmement difficile l’analyse des réalités ayisyennes dans leurs propres catégories symboliques : l’histoire traumatique de la colonisation et de l’esclavage, les structures du lakou, les cosmologies africaines, les logiques communautaires, les modes locaux d’organisation sociale, ou encore les formes de subjectivité collective. Ces réalités demeurent souvent indicibles dans leur langue propre, faute de lexiques conceptuels adaptés. Cette situation illustre ce que Trouillot nommerait une silenciation structurée : lorsque les instruments linguistiques de la société empêchent l’énonciation de sa propre histoire.

La didactisation du kreyòl constitue ainsi une rupture fondamentale : elle transforme une langue confinée à l’oralité fonctionnelle en un outil conceptuel, apte à nommer les phénomènes, à formuler des hypothèses, à stabiliser des théories et à construire des modèles explicatifs enracinés dans l’expérience ayisyenne. Elle permet l’émergence d’un kreyòl savant, c’est-à-dire une langue dotée du capital linguistique, terminologique et symbolique nécessaire pour devenir un médium légitime de la production scientifique. 

En rompant l'équation française entre savoir et vécu, la didactisation met fin à la dépendance intellectuelle postcoloniale. Elle ouvre l’espace pour une souveraineté cognitive, où les Ayisyens peuvent enfin théoriser leur identité, leurs structures sociales, leurs traumatismes historiques et leur projet collectif dans leur propre langue, en s’appuyant sur des concepts forgés à partir de leurs propres pratiques culturelles et historiques. Le passage du kreyòl fonctionnel au kreyòl savant ne se résume pas à un simple aménagement linguistique. C'est un acte politique majeur, une refondation épistémique et un processus de décolonisation intellectuelle dans sa signification la plus profonde.

4.4. La didactisation comme acte politique et symbolique

La didactisation du kreyòl est un acte politique et symbolique crucial, car elle remet en question la domination historique du français dans le champ de l’abstraction scientifique en Ayiti. Ce processus contribue à briser la colonialité du savoir en installant le kreyòl, langue maternelle des Ayisyens, comme un vecteur légitime pour la production de savoirs et une loi cognitive propre à la culture ayisyenne. En faisant du kreyòl une langue d’enseignement et d’apprentissage, la didactisation redonne souveraineté symbolique aux locuteurs, transformant une langue souvent considérée comme infra-langue en un outil d’émancipation épistémologique qui valorise les savoirs endogènes.
Cette démarche s’inscrit dans une logique d’aménagement linguistique qui vise à intégrer pleinement le créole dans le système éducatif national, défiant ainsi le monopole historique du français et ses implications d’ordre politique, social et culturel. Le kreyòl didactisé devient alors un moyen de lutter contre la marginalisation cognitivo-culturelle liée à la francophonie coloniale et de promouvoir une justice épistémique qui reconnaît la pleine capacité du kreyól comme langue de sciences, de philosophie et d’expression intellectuelle. Des politiques concrètes et des dispositifs pédagogiques sont nécessaires pour assurer cette transformation, mais le processus rencontre aussi des résistances liées à des enjeux idéologiques et institutionnels profondément enracinés.
En bref, la didactisation du kreyòl est un geste politique fort qui réaffirme la dignité culturelle et cognitive du peuple ayisyen en valorisant leur langue maternelle dans les sphères éducatives et scientifiques. Elle permet de construire une épistémologie endogène qui n’est plus subordonnée à la langue et à la culture coloniales mais qui s’affirme comme une source d’autorité et de savoir spécifique à la société ayisyenne.

4.5. 

La didactisation du kreyòl est essentielle pour développer une épistémologie ayisyenne véritable. Elle permet d’équiper la langue maternelle avec les outils conceptuels nécessaires pour nommer et comprendre le monde haïtien, ainsi que pour construire des discours scientifiques qui naissent de l’intérieur. Sans cette capacité à créer des concepts uniques, à fixer des termes précis, et à penser de manière abstraite, le kreyòl reste minoré sous l’emprise de la colonialité du savoir imposée par le français.
Cette épistémologie ayisyenne prend racine dans des paradigmes propres comme l’idéalisme vilokan ou la communalité du lakou . Ces paradigmes reflètent une résistance enracinée dans l’histoire sociale et une solidarité endogène, souvent laissées de côté par un système éducatif tourné vers l’extérieur. Des approches décoloniales, notamment celles inspirées par Florence Piron, défendent une “épistémologie du lien” qui valorise avant tout les relations locales, plutôt que d’adopter aveuglément des modèles étrangers. Pour aller plus loin, il est crucial d’inscrire ces savoirs locaux dans l’éducation afin de dépasser la “kreyólisation captive” et reconnaître pleinement les apports des populations bossales et ayisyennes.

  1. Discussion

5.1. Pourquoi le bilinguisme ayisyen échoue-t-il ?

L’échec du bilinguisme ayisyen s’explique principalement par trois facteurs : un kreyòl non didactisé , un français non acquis naturellement , et des enseignants dépourvus de formation terminologique adéquate. Ce système repose sur une double impossibilité : d’une part, le kreyòl, langue maternelle, n’a pas été suffisamment didactisé pour servir de véritable langue d’enseignement et de conceptualisation scientifique; d’autre part, le français, langue officielle souvent perçue comme élitiste, n’est pas acquis de manière naturelle ou fluide par les élèves. Cette situation crée une barrière linguistique qui handicape l’apprentissage et la réussite scolaire.
Le contexte institutionnel ayisyen perpétue ces difficultés, car il privilégie historiquement le français au détriment du kreyól, sans assurer une formation linguistique efficace aux élèves ni aux enseignants. De plus, le système éducatif souffre de conditions matérielles insuffisantes, d’un encadrement pédagogique faible, et d’un manque d’implication familiale, ce qui contribue à un taux élevé d’échecs, d’abandons et de redoublements massifs. Ce panorama révèle une incapacité systémique à répondre aux besoins linguistiques et éducatifs des élèves ayisyens, perpétuant ainsi les inégalités sociales et cognitive engendrées par la situation linguistique spécifique du pays.
Ainsi, réussir le bilinguisme en Ayiti nécessite impérativement la didactisation effective du kreyòl, l’abandon des approches précoces de transition vers le français, et la formation solide des enseignants dans les deux langues. Cela implique aussi un aménagement linguistique qui reconnaisse le kreyòl comme langue d’enseignement à part entière, adaptée aux réalités culturelles et cognitives des élèves ayisyens, pour briser le cercle vicieux de l’échec éducatif lié à la barrière linguistique un kreyòl non didactisé , un français non acquis naturellement , enseignants sans formation terminologique 

5.2. Didactiser : technique ou transformation civilisationnelle ?

La didactisation du kreyòl ne se limite pas à une simple technique pédagogique, mais constitue une véritable transformation civilisationnelle et une révolution symbolique. Elle engage plusieurs acteurs clés tels que l’État, l’école, la recherche et l’imaginaire collectif, car elle implique une redéfinition profonde des rapports symboliques et politiques autour de la langue en Ayiti. Plus qu’une réforme technique, c’est un acte politique qui vise à décoloniser le savoir et à reconstruire une souveraineté linguistique et cognitive autour du kreyòl. Ce processus nécessite une coordination étatique forte pour élaborer et mettre en œuvre une politique linguistique claire et cohérente, avec une volonté politique affirmée. Il doit s’inscrire dans une dynamique d’aménagement linguistique structurée qui dépasse les simples gestes d’intégration ponctuels pour créer un véritable cadre institutionnel favorable à la reconnaissance et au développement du kreyòl dans tous les domaines éducatifs et scientifiques. Cette transformation impacte aussi l’imaginaire collectif, donnant une place centrale à la langue maternelle dans la construction identitaire et épistémique du peuple ayisyen.
Ainsi, la didactisation du kreyòl apparaît ainsi non seulement comme un chantier technique relevant de la planification linguistique, mais surtout comme un projet civilisationnel d’une portée majeure. Elle engage une transformation profonde des structures symboliques, éducatives et politiques d’Ayiti, et requiert une mobilisation collective de l’État, des institutions éducatives, des chercheurs, des enseignants et des communautés. En dotant le kreyòl d’un appareil conceptuel, terminologique et didactique cohérent, la société ayisyenne se donne les moyens de dépasser l’héritage colonial encore inscrit dans ses pratiques linguistiques et cognitives, et d’ouvrir la voie à une véritable souveraineté intellectuelle. Ce processus dépasse largement l’amélioration des pratiques pédagogiques : il vise à refonder l’accès au savoir, à restaurer la dignité linguistique des locuteurs, et à permettre l’émergence d’une épistémologie endogène, ancrée dans les réalités socioculturelles ayisyennes. La didactisation du kreyòl devient ainsi une condition essentielle pour reconstruire un horizon culturel et scientifique propre, pour valoriser les ressources intellectuelles locales et pour élaborer un projet national fondé sur l’autonomie cognitive et la reconnaissance pleine et entière du kreyòl comme langue de connaissance, de recherche et de création.

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5.3. Justice épistémique et souveraineté cognitive

La notion de justice épistémique, élaborée notamment par Miranda Fricker (2007) et enrichie par les travaux de José Medina, Boaventura de Sousa Santos et d’autres penseurs décoloniaux, désigne l’ensemble des principes et des conditions qui garantissent à chaque individu ou groupe social la possibilité de participer équitablement à la production, la transmission et la reconnaissance du savoir. 

La justice herméneutique se réfère à la capacité d'un groupe à interpréter sa propre expérience en utilisant un langage, des concepts et des cadres explicatifs qui lui sont propres. Dans le cas où un groupe ne dispose pas des outils linguistiques ou conceptuels nécessaires pour identifier ses propres réalités, il se trouve dans une situation de désavantage herméneutique. Chaque fois qu'une communauté voit sa voix dévalorisée ou ignorée, elle subit systématiquement une injustice testimoniale. Il s'agit de la manière dont la parole d'un individu ou d'un groupe est reçue et validée dans l'espace social. 

La didactisation du kreyòl contribue à restaurer la crédibilité des locuteurs dans les sphères éducatives, scientifiques et institutionnelles. Cela revient à entreprendre un acte de réparation historique d’une grande portée, destiné à corriger les effets cumulatifs des siècles de colonisation et de domination culturelle qui ont relégué la langue de la majorité au statut d’outil subalterne. L'objectif principal de ce processus est d'assurer l'égalité d'accès aux connaissances en permettant aux locuteurs d'apprendre, de comprendre et de transmettre le savoir dans leur propre langue maternelle. C'est un enjeu crucial de justice sociale et épistémique : accorder aux Ayisyens le droit de penser et d'apprendre dans la langue qui leur est la plus intime. Mais la portée de cette démarche dépasse de loin la simple question de l’accès.

Didactiser le kreyòl constitue un véritable acte de souveraineté cognitive. C’est offrir à Ayiti la possibilité de produire et de structurer des modes de pensée autonomes, enracinés dans ses pratiques culturelles, ses expériences historiques et ses réalités sociales. En mobilisant leur propre langue comme vecteur de connaissance, les Ayisyens peuvent reconfigurer les cadres de leur interprétation du monde, de leur histoire et de leur futur, sans se trouver contraints d’adopter des catégories forgées ailleurs et imposées comme universelles.

Ainsi, la didactisation ne vise pas seulement à corriger une inégalité linguistique persistante ; elle cherche à restaurer l’autonomie intellectuelle et culturelle d’un peuple longtemps assujetti à des formes de domination symbolique qui ont contribué à la marginalisation de son savoir et de sa voix. En conférant au kreyòl un statut pleinement opérationnel dans la sphère académique, scientifique et institutionnelle, ce processus ouvre la voie à une véritable émancipation cognitive et à l’affirmation d’une épistémologie authentiquement ayisyenne. En ce sens, la justice épistémique n'est pas un supplément moral ; elle est le cœur même de la décolonisation du savoir en Ayiti.

  1. Conclusion

Les fondements d’une épistémologie ayisyenne reposent sur la reconnaissance et la valorisation des savoirs locaux, des expériences vécues et des réalités socioculturelles propres à Ayiti . Cette épistémologie vise à rompre avec la dépendance aux paradigmes dominants importés, souvent enracinés dans l’histoire coloniale, pour produire un savoir autonome, enraciné dans les pratiques, croyances et langues locales. Elle souligne la nécessité d’une subjectivité culturelle propre qui réinterprète les connaissances à partir du vécu et des modalités d’expression haïtiennes.
La didactisation du kreyòl est intimement liée à cette épistémologie ayisyenne puisqu’elle rend possible la transmission et la construction de connaissances dans la langue maternelle et culturelle des Haïtiens. En développant un système didactique adapté au kreyòl , on affirme la légitimité de cette langue comme vecteur de savoir scientifique, philosophique et technique, propulsant ainsi la langue au centre de la production épistémique. Cette démarche permet non seulement d’assurer une justice linguistique mais aussi une souveraineté cognitive, car elle engage un véritable projet politique et éducatif d’émancipation.
Ainsi, les deux notions s’articulent dans un projet plus large qui vise à reconstruire une identité intellectuelle et culturelle haïtienne décolonisée, où le kreyòl joue un rôle fondamental pour penser, enseigner et produire du savoir en rupture avec les cadres imposés par la colonisation et la globalisation des savoirs.

  1. Références 

Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. Paris: Fayard.

Berrouët-Oriol, R. (2011–2023). Travaux sur le lexique créole et l’aménagement linguistique.

Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil.

Freire, P. (1970). Pedagogy of the Oppressed.

Glissant, É. (1990). Poétique de la Relation.

Lacan, J. (1966). Écrits. Paris: Seuil.

MENFP. (2014–2020). Rapports sur la réforme éducative.

Oriol, R. & al. (2018). Didactique du créole et bilinguisme en Haïti.

Zéphir, L. (2004). Language, Education and the Haitian State.

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