Anthony Phelps, le dernier poète d’Haïti littéraire nous a quittés 2025
Par Emmelie Prophète
Port-au-Prince, le 14 mars 2025
Anthony Phelps, poète, romancier, diseur, photographe, entre autres, nous a quittés, dans la nuit du 11 au 12 mars 2025, à Montréal où il vivait depuis des années. Il allait sur ses 96 ans. Il y a beaucoup à dire quand on évoque Anthony Phelps, mais l’essentiel pour le résumer et trouver l’adhésion de tout un chacun est de dire, qu’au fil des années, il était devenu lui-même un poème tant il était présent dans nos esprits; tant toute une génération avait été marquée par sa poésie, sa voix sur vinyle, en 1966, déclamant « Mon pays que voici », exsudant les douleurs de milliers de personnes marquées par l’occupation américaine, l’impérialisme et ses violences, le grand désespoir qui a, de tout temps, été le lot des Haïtiens, peu importe où ils se trouvent.
Il est important de parler d’Haïti littéraire quand on parle de Phelps, groupe – aujourd’hui, on dirait association - dont il faisait partie avec René Philoctète, Villard Denis, Aka Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, Auguste Thénor. « Ils voulaient écrire en dehors des politiques dictatoriales de François Duvalier », disait Phelps. Dernier survivant de l’équipe, en 2011 il était revenu en Haïti pour commémorer les 50 ans de la création d’Haïti littéraire. Il était aussi dans le pays en 2012 dans le cadre d’un festival, très content de se prêter au jeu des questions-réponses des écoliers tout heureux d’être en présence d’une légende dont ils n’avaient pas lu les livres ni même entendu la voix grave qui sortait d’un disque qui crachotait alors qu’il déclamait « Ô mon pays, si triste est la saison qu’il est venu le temps de se parler par signe ».
Ce vers de Phelps a marqué son époque, il résume ce que des dizaines de livres ont essayé de raconter, ce que des centaines de témoignages ont tenté de cerner : la peur, la répression aveugle, le prix de la parole, comme le décrit si bien Georges Anglade dans Le discours de Bogota pour l’intronisation du Centre Pen Haïti en 2008 qui a été publié en 2010 aux presses de l’Université d’État d’Haïti sous le titre « Terra incognita »
Nomade je fus de très vielle mémoire, publié chez Bruno Doucey, est le titre qu’il présentait lors de ce passage en Haïti en 2012, dans lequel se trouvait des poèmes publiés en 1961 et d’autres extraits de « Sur une plage intemporelle », publié en 2011 à Montréal.
La dernière fois qu’on l’a vu en public à Port-au-Prince, c’était en 2013, il venait de publier chez Le temps des cerises « Des fleurs pour les héros », un roman qui se déroule sous la dictature et qui traite notamment de la répression sanglante qu’il y avait eu sur les étudiants de la faculté de médecine. C’est le CRESFED qui s’était chargé d’organiser un débat autour du roman et on se rappelle l’émotion du vieux poète, face à un public attendri et demandeur.
Une partie très sensible de l’histoire de notre pays au 20ème et au 21ème siècle se trouve dans les romans, les poèmes d’Anthony Phelps, ce créateur resté tellement éloigné physiquement de sa terre natale mais continuant de l’invoquer, de le consigner, de l’interpréter, de le rêver, dans sa lente marche de poète.
En 2016, quand Livres en folie rendait hommage à Marie Vieux Chauvet à l’occasion de son centenaire, c’est Anthony Phelps qui avait partagé des photos inédites de l’écrivaine qui figure d’ailleurs sur une photo très connue avec les poètes d’Haïti littéraire. Il avait photographié la ville qui palpite, ses écrivains, ses passants, pour pouvoir se promener à loisir dans les souvenirs et les regrets aussi, sans doute.
Anthony Phelps, avec ses beaux-frères, avait fondé Radio Cacique à Port-au-Prince, travaillé pour Radio Canada pendant 20 ans. Il a obtenu plusieurs prix littéraires, dont deux fois le Prix Casa de las Americas en 1980 et en 1995, le Prix Carbet en 2016 et le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2017.
Les vers d’Anthony Phelps ont une résonnance particulière aujourd’hui, pour tellement de raisons, l’une d’elles est parce que nous sommes tristes et reconnaissants :
« Nous n’avons plus de bouche pour parler
Les mots usuels sont arrondis
collants du miel de la résignation
et la parole feutrée de peur
s’enroule dans nos cerveaux capitonnés
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
nous portons les malheurs du monde
et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre
Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à
la nuit
Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés
du doigt
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n’avons plus de bouche pour parler
car le clavier des maîtres mots des Pères de la Patrie
au grenier du passé se désaccorde abandonné
Ô mon Pays si triste est la saison
qu’il est venu le temps de se parler par signe
Homme de vigie
du grand bateau fou
qui roule et qui tangue sur les hautes vagues
Homme de vigie
dis-moi que vois-tu dans la nuit des mers
Ton oeil est de lynx et lit l’avenir
Homme de vigie qu’y a-t-il de neuf »