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Billet de blog 4 novembre 2015

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Kâmal Erdogan Atatürk : « Le pouvoir rend fou ! »

La formule complète, plus valable encore dans sa forme complète (« Le pouvoir rend fou ; le pouvoir absolu rend absolument fou ») est attribuée à de multiples auteurs (de Lord Acton à Alain) entre lesquels je me garderai de choisir. J'ai en revanche très souvent vérifié, en diverses occasions, historiques ou actuelles, sa pertinence.

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La formule complète, plus valable encore dans sa forme complète (« Le pouvoir rend fou ; le pouvoir absolu rend absolument fou ») est attribuée à de multiples auteurs (de Lord Acton à Alain) entre lesquels je me garderai de choisir. J'ai en revanche très souvent vérifié, en diverses occasions, historiques ou actuelles, sa pertinence.

À cet égard, je suis étonné que la parution récente de l’ouvrage, Atatürk, naissance de la Turquie moderne de Fabrice Monnier (2015, CNRS Editions, 346 pages) n’ait pas suscité plus de rapprochements avec Recep Tayyip Erdogan qui pourtant, dans ces dernières années, tient le devant de la scène pour de multiples raisons.

Le titre même du présent billet montre qu’à tort ou à raison, (je ne suis nullement un spécialiste des affaires turques, ni même compétent dans ce domaine, quoique je connaissse un peu ce pays), je suis frappé par les rapprochements qu’on peut être tenté de faire entre Mustafa Kemal dit « Atatürk » et Recep Tayyip Erdogan et je ne suis pas sûr que le premier ne soit, à certains égards, un modèle ou du moins une référence pour le second !

Venons en donc à mon titre! Ce n’est que le 24 novembre 1934 que  Mustafa Kemal s’est vu attribuer le patronyme de « Kâmal (= forteresse) Atatürk » (ce dernier terme signifiant « Turc ancêtre », « Turc père », « Ata » voulant dire ancêtre ») ; il a alors abandonné alors son prénom Mustafa pour se nommer Kâmal Atatürk. C’est aussi le moment où le gouvernement turc a changé les noms de bien des villes, Angora devenant Ankara, Smyrne Izmir, etc. Vu sa politique et ses comportements, le président de la République turque ne mériterait-il pas, à son tour, de se voir nommer (j’allais dire « baptiser » !) « Kâmal Erdogan Atatürk ». Même si bien d’autres points rapprochent les deux hommes, on peut observer qu’il me paraît improbable que « Kamal Erdogan » ait choisi l’emplacement de son nouveau palais , en lisière d’Ankara, sans avoir à l’esprit que Kemal Atatürk l’avait autrefois acquis et pla,té d’arbres.

 Les palais ne manquent pourtant pas à Istamboul ! Les sultans ottomans du début du XIXe siècle trouvaient le Palais de Topkapı dépourvu du luxe moderne ; ils ont donc construit, entre 1842 et 1853, sous le règne d’Abdülmecit Ier, le superbe palais de Dolmabahçe dont l’édification coûta « cinq millions de livres-or ottomanes, soit l'équivalent de 35 tonnes d'or, dont quatorze tonnes furent utilisées sous forme de feuille d'or pour décorer les plafonds du palais ». Kâmal Atatürk a utilisé ce palais comme résidence d'été et y a même passé ses derniers jours avant d’y mourir le 10 novembre 1938.


Curieusement (mais ce sont là mes impressions personnelles), Kâmal Atatürk est à la fois pour Erdogan (ce qui est, somme toute, logique) un modèle mais aussi un rival dans l’histoire  future de leur pays !

Après la proclamation de la République,  Mustapha Kemal (qui n’était pas encore Atatürk !) déplace la capitale du pays d’Istanbul à Ankara, sans doute pour marquer sa volonté et son projet de moderniser la Turquie par  ses réformes en délaissant cette cité historique. Ses grands réformes sont connues, il inscrit la laïcité dans la Constitution turque, donne le droit de vote aux femmes et remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin. Sous sa présidence autoritaire, avec un parti unique, la Turquie connaît une révolution sociale sans précédent, qu’on nomme la « révolution kémaliste ». Tout cela ne vous rappelle rien ?

Si Erdogan entend poursuivre, lui aussi, sur de nombreux plans, son action réformatrice (un troisième pont pour Istamboul, un canal géant pour doubler le Bosphore , des autoroutes, un troisième aéroport le plus grand du monde, etc, ) et vise toujours (désormais grâce aux migrants) une intégration à l’Union Européenne, son nouveau palais présidentiel est construit à Ankara et se veut l’un des plus forts symboles de la « Nouvelle Turquie», tout en soulignant le parallèle avec le premier Atatûrk.

Tout y marque une folie des grandeurs qui caractérise la plupart des projets d’Erdogan : 200.000 mètres carrés ; 1000 chambres de grand luxe ; ce palais aurait coûté plus de 350 millions de dollars. Comme on l’a vu, et on verra qu’il tenait sans doute beaucoup à ce lieu, Erdogan a tenu à installer son palais au milieu d'une forêt créée par Kâmal Atatürk. Les défenseurs de l'environnement ont eu beau contester ce choix et protesté contre cette construction, faire des procès, rien n'a pu arrêter ce chantier, pas même des décisions de justice défavorables. 

On y trouve une mosquée dont le nom a été révélé qu’au dernier moment, en même temps que s’ouvraient pour la première fois, les grilles de ce gigantesque palais présidentiel : elle s’appellera la « mosquée du peuple », de façon à montrer que ce coûteux palais n’est pas un simple caprice de despote. Cette  mosquée, qui peut accueillir 3 000 fidèles, est l’une des plus grandes de la capitale, sans être pourtant la plus grande de Turquie ; à Istanbul, une autre gigantesque mosquée est actuellement érigée sur une colline dominant le Bosphore. Une autre, plus vaste encore, sera bientôt construite au bord de la mer Noire, à côté du village d’origine de la famille du président, et portera, elle, le nom … de Recep Tayyip Erdogan. On se croirait en Afrique !

Pour aller plus vite et être plus objectif, je cite un critique du livre de Fabrice Monnier :

« Fabrice Monnier procède à une histoire critique, grâce à une réévaluation de ce personnage énigmatique hors du commun en restituant sa part d’ombre et la dimension tyrannique de son pouvoir. Chef adulé pour avoir sauvé la nation turque du naufrage, Mustafa Kemal était pétri de contradictions, tantôt ouvert et plein d’empathie avec son entourage, tantôt impitoyable et froid avec son prochain.[…] Il a combattu le califat, la monarchie et l’obscurantisme religieux, tout en se comportant comme un nouveau sultan à la tête de la République et du nationalisme turc ».

Le parlement turc renouvelle le mandat présidentiel de Mustafa Kémal en 1927, 1931 et 1935 car il refuse de devenir président à vie. En 1930, il déclare, sans doute sans rire :

« Je ne mourrai pas en laissant l'exemple pernicieux d'un pouvoir personnel. J'aurai fondé auparavant une République libre, aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme ». La seconde phrase est plus exacte que la première! La volonté de changer la patrie en la modernisant, l’autoritarisme sous le masque de la démocratie et bien d’autres traits rapprochent les deux hommes. Faute d’espace je me limiterai au problème des Juifs.

F. Monnier mentionne, sans s’y attarder, « les liens étroits noués » entre Atatürk et Hitler ;  Mussolini tenait Atatürk en haute estime, mais l’inverse ne semble pas vrai, du moins à lire ce propos d’Atatürk en 1935 quand un journaliste lui dit que Mussolini a beaucoup de sympathie pour lui. Atatürk se met alors en colère et traite le Duce de « hyène », en raison de la guerre et des bombardements d'Éthiopie.

Ses rapports avec le nazisme varient aussi ; il se réconcilie avec la Grèce de Venizélos qui, avec la France,  propose même Atatürk pour le Prix Nobel de la Paix vers la fin des années 30. Lors des émeutes dans certaines villes de la Thrace qui visent la communauté juive, Atatürk intervient pour rétablir l’ordre. Voyant dans ces émeutes l'influence directe des agents secrets allemands, il fait savoir que l'antisémitisme ne sera jamais toléré en Turquie. En 1933, il fait venir en Turquie 150 universitaires allemands d'origine juive, qui, de ce fait, ont perdu leurs postes en Allemagne, en leur proposant de s'installer et de travailler en Turquie. Ces universitaires ont largement contribué à la réforme universitaire qui a permis la création de l'université d'Istanbul.

Les relations entre la Turquie et Israël sont mouvantes et complexes dès l'origine.

On l’a vu dans le cas d'Atatürk à propos du nazisme et des Juifs. On doit toutefois noter qu’en mars 1949, la Turquie est, dans le monde, le premier État à majorité musulmane à reconnaître l'État d'Israël, alors que les voisins arabes du nouvel Etat l’attaquent ! Selon la plupart des témoignages, le partenariat stratégique entre les deux pays est longtemps important et actif. L'aviation israélienne manoeuvre dans l'espace aérien turc et, par ailleurs et surtout, les techniciens d'Israël, très compétents dans ce domaine, contribuent à l’équipement et à la modernisation de l'aviation militaire turque. 

C'est l'arrivée au pouvoir d’Erdogan, d'abord comme Premier Ministre, qui va marquer des changements dans ce domaine, même s'il se rend lui-même en Israël en 2005 en visite officielle et si des relations en particulier dans les affaires, sont maintenues pour un temps.  On note toutefois que, dans le discours politique turc, la rhétorique anti-israélienne apparaît et marque un réalignement de la Turquie sur ses voisins. 

Les relations entre les deux Etats se sont toutefois dégradées et cette évolution perdure et s’aggrave surtout après la guerre de Gaza (2008-2009) et l’attaque de 2010. En septembre 2011, Erdogan autorise même pour la première fois son armée à tirer sur Israël. La Turquie avait, en effet, sur ses avions de chasse et navires de guerre, des radars empêchant de tirer le moindre missile sur Israël. Même si l’ordre était donné de tirer contre un avion israélien, le radar aurait empêché l’exécution de l’ordre. 

Erdogan Atatürk,  comme Kâmal Ataturk, est un homme qui sait s’adapter aux exigences et aux nécessités de la « realpolitik », sans toutefois renoncer à ses projets et à ses ambitions majeures qu’il n’hésite jamais à imposer par tous les moyens. C’est après tout ce que le second a exprimé dans son testament : « Je ne laisse, en tant qu'héritage spirituel, aucun verset, aucun dogme, aucune règle pétrifiée et figée. Mon héritage spirituel, c'est la science et la raison (…). Tout dans ce monde évolue rapidement. La conception du bonheur et du malheur se modifie, au fil du temps, chez les peuples et les individus. Affirmer, dans ce contexte, que l'on a su inventer des recettes éternellement valables équivaudrait à renier l'incessante évolution des idées et de la science. (…) Nul n'ignore ce que j'ai essayé de faire, ce que je me suis efforcé de réussir pour le bien de la nation turque. Ceux qui, après moi, voudront avancer dans mon sillage, sans jamais s'éloigner de la raison et de la science, deviendront mes héritiers spirituels. ». 

On lui attribue la laïcisation de la Turquie ! Quoi d’étonnant pour un Musulman qui buvait chaque jour une demi-bouteille de raki (la boisson nationale turque) et est mort d’une cirrhose ! Puis-je conclure ce billet sans une petite blague ? Pourquoi Kamal Atatürk restera-t-il un ami de la France ? Je vous le donne en mille (et même plus si vous voulez,  mais faute de temps, je vous indique la réponse ! Parce que son patronyme comporte deux signes diacritiques, l’accent circonflexe et le tréma, qui sont aussi spécifiques de notre langue et de notre culture que le camembert au lait cru et les cuisses de grenouilles ! 

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