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Billet de blog 5 février 2016

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Nénuphar ou nénufar ? La nouvelle guerre !

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Les spécialités majeures de la France ne sont ni, comme le prétendait le bon Sully, le pâturage et le labourage (de récents événements le démontrent assez, si besoin est), ni les escargots et les cuisses de grenouilles. La seule vraie spécialité française, à toutes sortes de titres, est…la réforme de l'orthographe. 

Les Français ignorent la géographie, mais ils ne connaissent guère mieux leur histoire, sinon on aurait attendu, pour cette ultime réforme orthographique, la date toute proche du 26 février 2016. Les derniers jours de février sont en effet propices aux réformes orthographiques, comme l'ont montré successivement la loi du 27 février 1880 (créant le Conseil Supérieur de l’Instruction Publique dont elles relevaient), puis l’arrêté du 26 février 1901 signé par le ministre de l'instruction publique et des beaux-arts de l'époque, Georges Leygues, et relatif à la « simplification de l'enseignement de la syntaxe française » (passons sur l’impropriété du terme syntaxe !). Cet arrêté du 26 février 1901 n'a hélas guère maintenu dans les mémoires le nom de Georges Leygues plutôt connu par le croiseur qui porta son nom car il fut aussi ministre de la marine. Ce navire, après avoir échappé au désastre de Bizerte, joua un rôle modeste dans le débarquement de 1944.

Le sort de la réforme parfois dite « Rocard » (je pense que ce fut plutôt celle de Pierre Encrevé (un linguiste qui était alors conseiller de la ministre de la culture, C. Trautmann, elle-même proche de M. Rocard) n'a guère été meilleur. Le blog restant à mes yeux un genre court, je vous renvoie sur ce point à l'article très détaillé de Wikipédia qui fait en particulier un récit précis et quasi exhaustif des événements de la période 1988-1990 qui conduisit aux rectifications orthographiques du français finalement proposées, sans grand succès.

Les rectifications orthographiques retenues après deux ans de réflexion furent bien publiées dans le Journal officiel du 6 décembre 1990, mais dans la partie administrative, qui n'a pas de valeur contraignante. Se trouvait confirmée par là le principe que la France ne souhaitait pas réellement de loi portant sur la réforme de la langue française, depuis que cette mission avait été confiée à l'Académie française. Autrement dit, la réforme de la langue et de l'orthographe ne font pas partie des vrais domaines de compétences du gouvernement, qu’on dirait aujourd'hui, en usant du terme tellement à la mode quoique peu républicain, « régaliens » !

L'orthographe issue de ces « suggestions » est qualifiée de termes divers : « nouvelle » , « recommandée », « rectifiée », « révisée », « modernisée » ou « de 1990 », voire « Rocard », par opposition à l'orthographe dite « traditionnelle » ou « ancienne ». L'Académie française, prudente et sans doute divisée, accepte les deux orthographes : « Aucune des deux graphies ne peut être tenue pour fautive », tout en ajoutant : « L’orthographe actuelle reste d’usage », et les « recommandations » du Conseil supérieur de la langue française ne portent que sur des « mots qui pourront être écrits de manière différente sans constituer des incorrections ni être considérés comme des fautes. ». 

Après des décennies d’oubli, voilà que reparaît, avec « l’Aurore aux doigts de rose » cette « nouvelle » orthographe ! Depuis la parution du Bulletin officiel de l'Éducation nationale, hors série n° 3 du 19 juin 2008 (à la faveur d'une modeste note page 37), « l’orthographe révisée est la référence » et elle est désormais incluse dans les programmes scolaires. Entre 2008 et 2010, cette réforme reste cependant peu connue et son application éventuelle varie encore d'un professeur et d'un dictionnaire à l'autre.

Cette orthographe « réformée » n'est guère connue et elle est moins encore utilisée, à ma connaissance, sinon en Belgique pays bien connu pour ses grammairiens depuis l'illustre Maurice Grevisse (Grevisse et non Grévisse !). En France, sauf à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), qui a parfois mis un point d'honneur à en user dans certaines de ses publications (tout en précisant naturellement dès le départ l'usage qu'elle fait de cette insolite orthographe, afin de prévenir les lecteurs qui pourraient s’amuser de trouver des fautes d’orthographe dans les productions de cet organisme), je n'en connaissais guère d'utilisateurs ; dans tous les cas, de toute façon, il est prudent de prévenir les lecteurs de l'usage qu'on fait de cette orthographe réformée.

En la matière, un hommage spécial devrait être rendu à la linguiste Nina Catach, spécialiste passionnée de notre orthographe, qui, dès 1983, fonda l’AIROE (Association pour l'information et la recherche sur les orthographes et les systèmes d’écriture). Cette association se battra avec ardeur afin de faire reconnaître la nécessité de réformer l'orthographe de la langue française. Vers la fin des années 80, plusieurs constats fâcheux sont faits, et en particulier le déclin de l'utilisation du français comme langue de travail, à cause en particulier de ses signes « diacritiques » (accents, tréma, cédille, etc.) que n’admettent pas les ordinateurs (ce point de vue, excellent, est en particulier celui de Maurice Gross !). 

Le 7 février 1989, dix linguistes parisiens (Nina Catach, Bernard Cerquiglini, Jean-Claude Chevalier, Pierre Encrevé, Maurice Gross, Claude Hagège, Robert Martin, Michel Masson, Jean-Claude Milner et Bernard Quemada) publient un manifeste dans Le Monde sous le titre « Moderniser l'écriture du français ». Le 30 mai 1989, Michel Rocard, décide la suppression du Haut Comité comme du Commissariat général à la langue française, tous deux rattachés à ses services, et leur remplacement par un Conseil supérieur de la langue française (CSLF) et par une Délégation générale à la langue française

Lors de la première réunion de ce CSLF, le 24 octobre, M. Rocard en fixe les tâches : dresser un rapport « d'aménagements orthographiques » pour mettre fin à un certain nombre « d'anomalies et d'absurdités ». Le CSLF met donc en place à cette fin un groupe d'experts, présidé par Bernard Cerquiglini et où figurent Nina Catach et André Goosse, ainsi que le fameux chef correcteur du Monde, Jean-Pierre Colignon !

Au printemps 1990, le premier projet de ce groupe est remis au CSLF qui l'adopte. Il est ensuite présenté à l'Académie française avec qui se poursuit la réflexion. On en arrive ainsi à 400 propositions qui forment le rapport final ; elles reçoivent l’accord de l'Académie française ainsi que celui du Conseil supérieur de la langue française du Québec et de celui de Belgique. Le texte final est présenté officiellement au Premier Ministre le 19 juin 1990 et paraît, mais dans les « documents administratifs » du Journal officiel de la République française, du 6 décembre 1990, sous le titre « Les rectifications de l'orthographe - Conseil supérieur de la langue française ». 

La « guerre du nénufar » (ce nom vient de ce qu’on propose d’écrire « nénufar » en lieu et place de « nénuphar ») commence alors avec de violentes campagnes de presse. Dans Le Monde du 30-31 décembre 1990, le « Comité Robespierre », formé de R. Caratini, L. Schwartzenberg, J. Vergès et Wolinski demande « la guillotine morale du mépris contre les technocrates sans âme et sans pensée qui ont osé profaner notre langue ». Dans Madame Figaro du 5 janvier 1991, face à la suppression partielle de l'accent circonflexe, Bernard Pivot, Philippe Sollers, Jean d'Ormesson et Frédéric Vitoux marquent leur vif désaccord. 

Le problème central, et il demeure entier, est que ces règles n'ont aucun caractère obligatoire. La réforme de l'orthographe allemande de 1996 qui concerne des domaines variés (les mots d'emprunt, les mots composés, les irrégularités orthographiques, la césure, la virgule) a été en revanche imposée bien plus fermement, par exemple en donnant une date limite aux écoles pour s'y conformer (2005).

On a eu l'imprudence de rouvrir la boîte de Pandore orthographique, à moins que cet événement soit un élément d'un plan parfaitement concerté pour donner un os à ronger à nos innombrables médias qui n'ont pas manqué, dès ce matin, de se précipiter sur lui. « La guerre du nénuphar » est à nouveau rouverte mais peut-être, après tout, ce sujet vaut-il celui que constitue la courbe du chômage !

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