De la F/francophonie ( 9 suite et fin)
Plan, Plan et Ran Plan Plan…
Emmanuel Macron a présenté, le mardi 20 mars 2018, les 33 propositions de son « Plan pour la promotion de la langue française et du plurilinguisme », à l'occasion de la Journée internationale de la Francophonie.
Après le torpillage du Plan de Dakar par nos amis d'Amérique du Nord, à l’initiative du Québec, que j'ai décrit dans mon blog précédent (n°8) nous voilà repartis pour un tour (et un Plan) sur la place du français dans le monde et en Afrique en particulier. Comme Marc Semo l'a souligné dans Le Monde (22 mars 2018) : « Le ton est inspiré, voire lyrique. Un hymne à la langue française plutôt qu’à la francophonie, qu’Emmanuel Macron veut « décomplexée » et ouverte, récusant toute accusation qu’elle soit « le faux nez d’un passé colonial ». « Le français s’est émancipé de la France, il est devenu cette langue monde, cette langue archipel ».
Marc Semo lui-même est inspiré mais peut-être ne s'est-il pas assez renseigné ou en tout cas ne nous dit-il pas tout ! On sait qu'Emmanuel Macron, lui-même grand amateur de littérature dans son expression personnelle, n'hésite pas à faire appel à des collaborateurs pour la préparation de ses discours officiels. Sans vouloir jouer les devins, je reconnaîtrais volontiers ici la « patte » de Sylvain Fort, « archicube », (= ancien élève de l'ENS, la vraie, celle de la rue d'Ulm et non pas un cloutard !), agrégé des lettres (donc « classiques » !) ! En effet comment ne pas percevoir ici dans ces expressions ( « cette langue monde, cette langue archipel » ) des reprises du Discours antillais de feu Édouard Glissant et de son « Tout Monde » « Tout Langue » !
Allusion plus subtile mais qui va tellement dans le sens de mon propos d’hier que je ne résiste pas au plaisir de l'évoquer. Notre président a présenté, dans ce discours qu’il veut fondateur, son « grand plan d’ensemble pour la promotion de la langue française et du plurilinguisme », se refusant à apparaître comme, certains autres (suivez mon regard vers le Québec) un défenseur grincheux du français », selon la boutade qu’il a lancée en accueillant le Premier Ministre québécois, Philippe Couillard. Une pierre dans le jardin des Québécois ! Comment ne pas voir en effet, dans ce bref échange un peu étonnant, une allusion, subtile mais directe, au rôle joué par le Québec dans le sabordage du « Plan de Dakar » dont le Plan de notre Président reprend à son compte, non sans raison, les dispositions principales ?
Emmanuel Macron se montrera d'ailleurs parfaitement clair dans la suite, ajoutant : « Le français se construit par le plurilinguisme, nous existons par le plurilinguisme », a-t-il répété, affirmant que « la francophonie doit faire droit aux autres langues, à celles de l’Europe comme à toutes les langues menacées ; elle est le lieu où les langues ne s’effacent pas ».
C'est sans doute dans le même esprit que notre Président avait choisi de présenter ce Plan, devant l'Académie française, nos « immortels » étant certes les gardiens du temple, mais aussi les tenants d’une certaine idée de la langue qu'il conviendrait peut-être d'actualiser. C'est assurément dans le même esprit qu'il a fait de Leïla Slimani sa représentante personnelle pour une francophonie « renouvelée et repensée », selon les mots mêmes de L. Slimani, insistant sur « les voix singulières aux multiples accents » de cette francophonie.
L'enthousiasme et le lyrisme n'empêchent toutefois pas le réalisme et le pragmatisme qui se sont affirmés dans la priorité donnée au soutien résolu des systèmes éducatifs du Sud. Cette idée n'est assurément pas nouvelle chez notre Président, même si, hélas, l'intendance est généralement bien loin de suivre Ce thème de la francophonie est présent dans ses discours depuis la Conférence des ambassadeurs, fin août 2017, et il est souvent évoqué dans ses voyages officiels, aussi bien en Afrique qu’au Moyen-Orient ou en Chine. Lors de son discours de Dakar, début février, il avait déjà annoncé une contribution de 200 millions d’euros au Partenariat mondial pour l’éducati
Vu les perspectives démographiques africaines, la diffusion de la langue française par la seule voie de l'enseignement apparaît en effet comme tout à fait impossible à cause des millions d'enseignants qu'il serait indispensable de former, sans avoir les moyens de le faire. Selon les calculs de l'UNESCO, en Afrique subsaharienne, où l'on situe très logiquement les meilleures perspectives de progrès de l'apprentissage de la langue française, il aurait fallu pour 2015 recruter 900.000 enseignants et porter ce chiffre à près de 2 millions d'ici 2030 !
Personnellement, je défends en vain depuis 30 ans l’idée que le seul moyen efficace et adapté de diffusion de la langue française est l’audiovisuel, désormais présent partout ! Des feuilletons télévisés à divers niveaux de français et conçus pour des publics divers, sont à peu de frais réalisables en Afrique francophone où les techniciens et les créateurs ne manquent pas ; ces outils, adaptés, peu coûteux, attrayants et fidélisants, seraient , de toute évidence, les meilleurs moyens de diffusion de la langue française, en Afrique comme dans le monde. Le président Macron, lors de son discours sur la francophonie, a très opportunément et très justement insisté sur l’importance d’étendre, notamment sur Internet, la diffusion à l’étranger des médias français qui touchent des millions de personnes ! Encore faut-il susciter et encourager la production de produits audiovisuels efficaces et adaptés !
On évite en outre ainsi l’écueil majeur de la gestion des plurilinguismes nationaux qu’implique nécessairement l’école traditionnelle ! En effet, tant qu'on n'aura pas trouvé, dans une Afrique multilingue et des États eux-mêmes souvent plurilingues (cf. R. Chaudenson 2000 : 25-27), des formes de solutions à la gestion de la coexistence des langues (français et langues nationales) dans les plurilinguismes nationaux, on ne pourra pas mettre en place une éducation adaptée dans laquelle on s'accorde à reconnaître pourtant l’une des clés du développement économique et humain. On sait même aujourd'hui, selon l'opinion de spécialistes des neurosciences, comme Jean-Pierre Changeux, que l'éducation joue un rôle essentiel dans le développement cérébral de l'individu.
Lors des indépendances, les chefs d'État africains francophones (comme les autres d’ailleurs), qui n’étaient nullement les agents secrets du colonialisme européen, croyaient sans doute que le français (ou le portugais…) allait se généraliser en Afrique grâce à l'éducation, qui serait elle-même le moteur central du développement économique et humain. Dès lors, cette éducation ne pouvait être que celle du Nord, puisque c'était ce modèle de développement qui s'imposait alors à peu près à tous. La logique du développement imposait donc l'usage systématique des langues européennes qui étaient celles de l'accès à la science, à la technologie, à la modernité.
Certains chercheurs en sciences humaines (en particulier des géographes comme Y. Person, in Mudimbe, 1980 : 56-71, mais aussi L.J. Calvet, dont le best-seller de 1974, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, sera, pour des décennies, la bible de la gauche africaine francophone) font alors les hypothèses les plus pessimistes sur l'avenir des langues africaines que, selon eux, le français va dévorer.
Il y a là aussi une des raisons qui orientent, à cette époque, la linguistique africaine vers une « idéologie de la conservation » (pour plus de détails, cf. R. Chaudenson, 1989 : 136-137). On juge les langues africaines vouées à la disparition par les transferts de technologies, l'évolution socio-économique et l'invasion de la modernité. On s'oriente donc assez massivement vers une approche « patrimoniale » de ces langues nationales dont il s'agit, d'abord et surtout, de conserver des descriptions si, comme on le craint, elles sont amenées à disparaître.
Une telle perspective convient d’ailleurs tout à fait aux linguistes francophones, du Nord comme du Sud, qui sont surtout des « descriptivistes ». L'idéal rarement atteint pour le descriptiviste consiste à recueillir, de la bouche du dernier témoin, les derniers mots d'une langue qui disparaît avec lui ! De ce fait, les approches susceptibles d'applications (descriptions à visée pédagogique, études des situations sociolinguistiques et de la dynamique des langues, etc.) ne sont que peu entamées ; en revanche, même hors du cas extrême que j'évoquais par boutade, on s'intéresse surtout à la phonétique et à la phonologie pour des raisons qui tiennent largement aussi à l'orientation personnelle des chercheurs français qui dirigent ces travaux et qui sont tous (ou presque), issus, directement ou indirectement, de l'école de Martinet qui privilégie ces sous-disciplines.
Seuls donc les géo-politologues ou les démolinguistes et, à leur suite, les politiques qui tous voient le monde de haut et surtout de loin, peuvent s’amuser encore à compter les francophones, mais toujours sans définir le moins du monde les compétences linguistiques d’un locuteur réputé tel et affirmer avec une tranquille assurance qu'il y a dans le monde " n " États francophones, alors que leur nombre et leur nature sont hautement variables, surtout si l'on adopte pour les déterminer des critères prétendument objectifs, sans se préoccuper jamais des réalités linguistiques des terrains en cause.
On se refuse à examiner et à prendre en compte la réalité des situations francophones africaines où le français est censée être diffusée par une école que la croissance démographique voue à une implosion aussi prochaine qu’inévitable et où, hors de zones urbaines offrant des situations particulières comme Libreville ou Abidjan, nombre d’enseignants de français africains n’ont en outre dans cette langue qu’une compétence dite « de survie » (niveau A1 ou A2), qui ne leur permet évidemment pas de songer réellement à l’enseigner ! Peut-on dès lors, comme nos "démolinguistes", sérieusement parler de « la langue française telle qu’on la pratique dans les espaces dits « francophones » ?
Bibliographie
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BRUGUIERE Michel, Pitié pour Babel, Paris, Nathan, 1978
CALVET Louis-Jean, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE, Trésor de la langue française,16 volumes, Paris CNRS
CHAUDENSON Robert, 1989 Vers une révolution francophone ?, Paris, L’Harmattan, 1989
CHAUDENSON Robert et al., Vers un outil d’évaluation des compétences linguistiques dans l’espace francophone, Paris, Didier-Erudition, 1995
CHAUDENSON Robert et al., Test d’évaluation des compétences linguistiques dans l’espace francophone, Paris, Didier-Erudition, 1996
CHAUDENSON Robert et al., L'évaluation des compétences linguistiques en français. Le test d'Abidjan, Paris, Didier-Erudition, 1997 (Ce test, sans références culturelles, d’usage simple et de correction facile, est à disposition de chacun, son emploi étant en outre gratuit !)
CHAUDENSON Robert, Mondialisation : la langue française a-t-elle encore un avenir ?, Paris, l’Harmattan, 2000
CHAUDENSON Robert, Prolégomènes à une approche de la francophonie africaine, Repères DoRiF n. 2 Voix/voies excentriques: la langue française face à l'altérité - volet n.1 - novembre 2012 - , DoRiF Università, Roma novembre 2012,, http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?id=35
GUILLOU Michel et LITTARDI Arnaud, La Francophonie s’éveille, Paris, Berger-Levrault, 1988
HAUT CONSEIL DE LA FRANCOPHONIE, Documents de la Ve Session du HCF, Paris, HCF, 1989
MUDIMBE Valentin-Yves, (éd.) La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier, 1980.
MWOROHA Emile, L’ACCT 1970-1985. 25 ans au service du développement et de la coopération francophone, Paris, ACCT, 1995
ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA FRANCOPHONIE, État de la Francophonie dans le monde, Paris, Nathan, 1999
ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA FRANCOPHONIE, État de la Francophonie dans le monde, Paris, Nathan, 2010
RECLUS Onésime, France, Algérie et Colonies, Paris, 1880.