Des Lombards, de France-Télécom et d’Orange
Comme je l'ai souvent dit, toujours illustré et parfois démontré, il ne faut jamais négliger de prendre garde aux mots qui commandent souvent aux personnes et aux choses.
Le procès qui vient de s’ouvrir sur les suicides de France Telecom commence certes, quelque peu tardivement faut-il le souligner, mais par là il illustre une fois de plus les lenteurs de notre justice ; il met en scène et en vedette Didier Lombard qui fut le PDG de cette société à l'époque des faits allégués.
Le nom même de « Lombard » aurait pourtant dû inciter à la prudence si l’on avait eu l'idée, toujours excellente, de consulter sur ce terme mon cher Trésor de la langue française. On y lit en effet, sous « lombard »
« Notation lombarde. Ancienne notation musicale. La notation lombarde, qui se compose des mêmes éléments que la précédente [la notation saxonne], mais dont les formes sont plus arrêtées (F. CLÉMENT, Hist. gén. mus. relig., 1860, p. 41).
École lombarde. Une des grandes écoles italiennes de peinture. L'expression d'école lombarde manque de vérité. Lanzi parle des écoles lombardes de Mantoue, de Modène, de Parme, de Crémone, de Milan, trop distinctes pour justifier une dénomination unique (Lar. 20e).
- A. Subst. masc.
- [Au Moy. Âge] Banquier prêteur sur gage, le plus souvent originaire de Lombardie.
- ext., péj. Usurier. Consolez-vous, la mère, le bon Dieu n'est pas un lombard (BALZAC, J.-C. en Flandre, 1831, p. 306). ».
En somme et pour résumer de façon un peu abrupte et sommaire ces indications lexicographiques, un « lombard » est un usurier qui certes connaît la musique mais dont on ne peut guère attendre la vérité (à moins qu'il ne l'exprime de façon excessive et sommaire).
À dire le vrai, ce pauvre Monsieur Didier Lombard, en cause dans cette affaire de suicides « professionnels » à France-Télécom, a hérité cette situation de son prédécesseurs Thierry Breton (comme lui un de ces géniaux chefs d'entreprise que le monde entier nous envie et se dispute) qui avait fait réaliser par France Telecom, qu'il dirigeait alors, l’acquisition d'une société britannique nommée Orange dont FT a fini par prendre le nom !
Le montant de l'acquisition d'Orange est pharamineux : 264 milliards de francs, somme à laquelle s’ajoutent 19,4 milliards, destinés à éponger la dette antérieure d'Orange, et 43 milliards destinés payer la licence UMTS d'Orange en Grande-Bretagne. Bref, au total, entre 325 et 326 milliards de francs. Cette somme sera jugée exorbitante par la plupart des experts et des analystes, France Télécom paiera 145,4 milliards de francs (22,2 milliards d'euros) en cash, grâce à un pool bancaire international. Le reste sera versé en actions de France Télécom, par une émission de nouveaux titres.
Thierry Breton, ne cédant son fauteuil directorial à Didier Lombard que pour être nommé ministre de nos finances par Nicolas Sarkozy, on ne saurait assurément imaginer une quelconque erreur ou incapacité de sa part ! Quant à Didier Lombard il offre lui aussi toutes les garanties académiques et administratives imaginables : polytechnicien (Promotion 1962) et issu de l'École nationale supérieure des télécommunications, il est également docteur en économie et ingénieur général des télécommunications. Foutre ! N’en jetez plus !
De 1988 à 1990, il a été directeur scientifique et technique au ministère de la recherche et de la technologie, puis directeur général des stratégies industrielles au ministère de l'économie ; en 1993, il devient administrateur de Bull. Pour cette société, petit rappel de la situation de Bull devenu alors, en partie, « Zenith Data Systems » : « Dès l'année 1990, Zenith Data Systems perd à lui seul 1,5 milliards de francs, soit 25 % de ses ventes et la moitié de la perte opérationnelle de Bull, selon un rapport de la Cour des Comptes. Bull fait les gros titres des journaux télévisés car s’y ajoutent 3,6 milliards de francs de dépréciations d'actifs, ce qui démolit en partie sa bonne réputation technique. Bull affichera 18,4 milliards de francs de pertes en trois ans et demie (6,8 milliards en 1990, 3,3 milliards en 1991 et 4,7 milliards en 1992, puis encore 3,5 milliards au premier semestre 1993), soit 87 % du total des pertes depuis le début des années 1960. TF1 annonce que le contribuable a perdu en trois ans plus que le coût de la guerre du Golfe. Un rapport accablant de la Cour des comptes aboutit au départ de Francis Lorentz. Il révèle que les frais de distribution et d'administration ont culminé à 33,2 % du chiffre d'affaires en 1990. »
Le 27 février 2005, Didier Lombard succède donc à Thierry Breton à la tête de France Télécom. Il poursuit la politique de réorganisation du groupe définie par Thierry Breton. Le projet de réorganisation présenté et mis en œuvre par Didier Lombard consiste pour l'essentiel à ce que l'on nomme, pudiquement et joliment chez nous, « un plan social » ; ce « Plan Next » consiste dans la suppression de 22 000 postes et la mobilité de 10 000 travailleurs sur trois ans (2006-2008). Il faut dire que le nouveau patron ne mâche pas ses mots et n’y va pas de mainmorte. En 2006, il présente ainsi son plan de restructuration de France Télécom lors d'une réunion devant 200 cadres de l'entreprise : « Il faut qu'on sorte de la position « mère poule ». [...] En 2007, je ferai [les 22000 départs] d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre [ Il ne croyait pas si bien dire … évoquant par avance la trentaine de suicides !] ou par la porte. »
Pour mener à bien son projet, D. Lombard compte sur les départs volontaires, plus ou moins contraints et pousse les travailleurs à la mobilité en jouant sur la « frustration » des travailleurs salariés de droit privé et en exploitant les obligations statutaires des travailleurs fonctionnaires. Au terme de la mise en œuvre d’un tel projet de réorganisation, le groupe enregistre 22 450 départs définitifs et 14 000 « mobilités ».
On ne parle pas encore de « burn out » ni de « harcèlement », mais Didier Lombard est vivement critiqué pour sa gestion durant la vague de suicides de salariés de France Télécom (le nombre est incertain ; peut-être plus de 60 entre 2006 et 2009), qu'il qualifie d'abord quelque peu imprudemment (et ce n’est pas, comme on l’a vu, la première fois !) de « mode » (le 15 septembre 2009), avant de présenter des excuses dès le lendemain.
Fort heureusement, comme tout PDG ou ministre, il a sous la main un fusible, son numéro deux, le directeur des opérations France, Louis-Pierre Wenes. Il le remplace aussitôt par Stéphane Richard, issu du cabinet de Christine Lagarde auquel il cède rapidement la direction de l'entreprise en mars 2010. Comme vous l'aurez sans doute noté au passage Stéphane Richard entrera lui aussi, à son tour, dans la chronique judiciaire actuelle à l'occasion de l'affaire Tapie. Asinus asinum fricat !
Dès le 4 février 2010, l'inspection du travail remet au Procureur de la République du parquet de Paris un rapport signalant les infractions pénales constatées chez France Télécom et Orange dans le cadre de la réorganisation du groupe. Deux délits pénaux sont ainsi dénoncés : le délit de mise en danger d'autrui et le délit de harcèlement. Le 8 avril 2010, une information judiciaire est ouverte pour le seul délit de harcèlement moral. Les avocats des parties civiles regrettent que l'infraction de mise en danger de la vie d'autrui, pourtant constatée par l'inspection du travail, ne fasse pas également l'objet d'une information
Les choses s’accélérant (Dieu seul sait pourquoi !) le 4 juillet 2012, Didier Lombard est mis en examen pour harcèlement moral. La justice lui reproche sa politique de gestion des ressources humaines qui aurait conduit à la vague de suicides chez les employés de France Télécom durant sa présidence.
Peu soucieux du moral de ses employés, D. Lombard veille en revanche jalousement sur ses intérêts propres ! Resté à peine 24 heures en fonction comme conseiller du PDG, il a pu faire réactiver ses 300 000 stocks options à faire valoir jusqu'en 2017. Il cumulerait ainsi sa retraite de haut fonctionnaire et une « retraite-chapeau » évaluée à plus de 325 000 euros par an. Hélas, en novembre 2014, la CFE-CGC porte plainte au pénal alléguant « le caractère illégitime, voire illégal, de la retraite chapeau perçue par l’ex-PDG de France Télécom-Orange depuis 2011, pour un montant annuel de 346.715 euros en sus de nombreux autres émoluments », au motif que le contrat de retraite supplémentaire a été conclu après le départ de Didier Lombard de l'entreprise France Télécom.
À suivre comme l’affaire précédente !