L'affaire Audin (suite et fin )
« Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité » vient de déclarer Emmanuel Macron. Dieu me garde en ce moment de fâcher notre Président après des propos de ma part qu'il pourrait juger irrévérencieux !
Emmanuel Macron est venu, en personne (mais pas toutefois "pieds nus et en chemise"), demander « pardon » à Josette, la veuve de Maurice Audin, en lui remettant jeudi 13 septembre 2018 « une déclaration reconnaissant que le militant communiste, disparu en 1957, était mort sous la torture du fait d'un « système légalement institué » alors en Algérie par la France ». C'était bien ! Il a gentiment coupé court aux prévisibles remerciements de la veuve Audin, en lui déclarant « C'est à moi de vous demander pardon, donc vous ne me dites rien. On restaure un peu de ce qui devait être fait ».
Comme on l'a vu, jusqu'en 2014, la version officielle et classique de l'évasion alors imposée ne tient pas et le mystère de la mort de Maurice Audin demeure entier. Cette année-là, toutefois, la publication d'un document sonore nouveau relance l'affaire. On y entend le général Paul Aussaresses dire : « On a tué Audin. […] On l'a tué au couteau pour faire croire que c'étaient les Arabes qui l'avaient tué. » Le Président François Hollande lui-même reconnaît alors qu'« Audin ne s'est pas évadé » et qu'il est « mort durant sa détention ». Emmanuel Macron ira plus loin lui, reconnaissant que Maurice Audin « est mort sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France ».
Il est certain que le général Paul Aussaresses a joué un rôle déterminant dans la mort de Maurice Audin. L'importance même du personnage dans cette affaire fait qu'il mérite qu'on s'arrête un instant à son propos.
« Le général Paul Aussaresses, quatre-vingt-deux ans [il est né en 1918, et meurt en 2013], a été l'un des personnages-clés de la « bataille d'Alger » en 1957. En janvier de cette année-là, le général Massu qui, à la tête de la 10e division parachutiste, vient de se voir confier les pouvoirs de police sur le Grand Alger, appelle à ses côtés ce commandant, chef de bataillon parachutiste, ancien d'Indochine, ancien du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), fondateur du 11e Choc (de la division « Action » des Services Spéciaux), pour coordonner les renseignements à Alger. L'objectif est de démanteler les réseaux FLN et de mettre fin à la vague d'attentats.
La figure du général Aussaresses apparaît dans de nombreux récits parus ces dernières années. Dans La Guerre d'Algérie, Yves Courrières le présente sous l'appellation "commandant O". Pierre Vidal-Naquet, dans La Torture dans la République, parle de lui comme étant le chef de file "de ce qu'il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels" et souligne que son nom "ne figurera guère que dans un seul dossier publié, celui de l'affaire Audin.". Dans Les Centurions, de Jean Lartéguy, le général Aussaresses est présenté sous le nom de Boisfeuras. Il est enfin "le barbu" dans le roman de Robert Escarpit, Meurtre dans le pignadar." ( in Florence Beaugé, Le Monde, 04.12.2013)
De telles évocations suffisent à ce qu'on s'arrête sur les propos (voire les confidences) du général Aussaresses qui déclare par ailleurs "Je me suis résolu à la torture", et reconnaît ailleurs « sans regrets ni remords » avoir torturé pendant la guerre d'Algérie. À l'époque, les méthodes, la torture et les "corvées de bois" des militaires ne choquent guère les autorités civiles parisiennes, sauf Paul Teitgen, qui était alors Secrétaire Général à la préfecture et qui finira par démissionner de ces fonctions. Max Lejeune (secrétaire d'État aux forces armée) et Robert Lacoste ( Ministre-résidant en Algérie) se montrent en revanche plus accommodants ou moins inquisiteurs !
Question au général Aussaresses ( in Florence Beaugé, Le Monde, 04.12.2013) : - « Avec le recul, estimez-vous toujours, quant à vous, que la torture était indispensable ?
- La torture ne m'a jamais fait plaisir mais je m'y suis résolu quand je suis arrivé à Alger. A l'époque, elle était déjà généralisée. Si c'était à refaire, ça m'emmerderait, mais je referais la même chose car je ne crois pas qu'on puisse faire autrement. Pourtant, j'ai le plus souvent obtenu des résultats considérables sans la moindre torture, simplement par le renseignement et la dénonciation. Je dirais même que mes coups les plus réussis, ça a été sans donner une paire de gifles.
[...]
Combien de prisonniers algériens avez-vous ainsi abattus, en dehors de tout accrochage sur le terrain ?
- C'est difficile à dire... Ce sont des actes difficiles... On ne s'y fait jamais. Je dirais entre 10 et 30...
- Vous ne savez vraiment pas précisément combien d'hommes vous avez tués ?
- Si... J'en ai tué 24.
[...]
- Quelle serait votre réaction si l'Etat français en venait un jour à faire une sorte de repentance à propos de l'Algérie ?
- Je serais contre. On n'a pas à se repentir. Qu'on reconnaisse des faits précis et ponctuels, oui, mais en prenant garde à ne pas généraliser. Pour ma part, je ne me repens pas.
- Et Maurice Audin, est-ce qu'on aura un jour la confirmation des circonstances de son décès, à savoir qu'il a été étranglé par le lieutenant Charbonnier après avoir été torturé et non qu'il s'est évadé comme l'a affirmé l'armée ?
- Je ne sais rien pour ce qui est de Maurice Audin. Vraiment rien.
- Vous étiez le numéro un du renseignement à Alger à cette époque. Cela paraît impossible à croire...
- Je ne sais rien, je vous le répète. La seule chose que je peux vous dire, c'est que ce n'était pas Charbonnier. Il n'était pas dans le secteur à ce moment-là. Il était ailleurs, occupé à procéder à des arrestations et à exploiter des renseignements. Mais il n'était pas là.
- Quand le fils du lieutenant Charbonnier affirmait à l'hebdomadaire Marianne du 24 juillet que son père n'était pas responsable de la mort de Maurice Audin et qu'il n'avait fait qu'assumer un acte commis par d'autres, il disait donc la vérité ?
- Le lieutenant Charbonnier n'y était pour rien, c'est tout ce que je peux vous dire." "(Fin de citation)
Dans un document diffusé en exclusivité dans le Grand Soir 3 le mercredi 8 janvier 2014, le général Aussaresses a avoué au journaliste Jean-Charles Deniau avoir donné l’ordre de tuer Maurice Audin.
"Qui c’est qui a décidé de ça ? C’est moi", poursuit le général Aussaresses. Invité à ne dire que la vérité, l’ancien militaire conclut : "La vérité, c’est qu’on a tué… J’ai dit : ’Il faut qu’on tue Audin."
Le feuilleton continue donc ; La Marseillaise : déposition de Gilles Manceron au procès de Maurice Schmitt contre Henri Pouillot le 22/09/2015 à Marseille :
" -Le président du tribunal : Que pouvez-vous dire comme historien de la disparition de Maurice Audin ?
Gilles Manceron : Maurice Audin, professeur de mathématique âgé de 25 ans et membre du PCA, a été arrêté le 10 juin 1957 à son domicile à Alger par les parachutistes du général Massu, qui avait depuis janvier 1957 la charge des pouvoirs de police à Alger et pratiquaient arrestations, détentions et interrogatoires sous la torture en tenant à l’écart la justice. Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain, arrêté peu après au domicile d’Audin, l’a retrouvé au centre de détention d’El Biar et a témoigné de ce qu’il y avait été torturé. Le 22 juin, la jeune femme de Maurice Audin, Josette, enseignante en mathématiques elle aussi, issue d’une famille européenne d’Algérie, restée seule avec trois enfants dont le dernier avait juste un mois, a reçu la visite de deux parachutistes qui lui ont dit « Vous croyez le revoir un jour, votre mari… Espérez, vous pouvez toujours espérer… » et parlé de lui au passé. Le 1er juillet, elle est reçue par le lieutenant-colonel Roger Trinquier, chargé du renseignement et collaborateur direct du général Massu. Il lui dit que Maurice Audin s’est évadé le 21 juin, au cours d’un transfert où il n’était pas menotté. Sachant qu’une telle version est la couverture habituelle d’exécutions sommaires, elle accuse les parachutistes de l’avoir tué et dépose plainte pour homicide volontaire."
Des éléments nouveaux étaient encore apparus ces dernières années. En mars 2012, une journaliste du Nouvel Observateur, Nathalie Funès, a révélé que le colonel Yves Godard, commandant alors la zone Alger-Sahel, a écrit, dans des carnets déposés à l’Université de Stanford (Californie), qu’Audin a été tué, sur ordre, par le sous-lieutenant du 6e RPC Gérard Garcet — qui était au début de 1957 l’officier d’ordonnance du général Massu.
Puis, peu avant sa mort le 3 décembre 2013, le général Paul Aussaresses — commandant, à l’époque — a confié à Jean-Charles Deniau que l’ordre de le tuer est venu du général Massu et que le sous-lieutenant Gérard Garcet est bien celui qui l’a appliqué. Il est clair pour les historiens que, s’il y a eu alors — comme l’a affirmé Aussaresses — un ordre du général Massu, il a forcément été partagé par le Ministre résidant Robert Lacoste."
Pour conclure... Le seul raté dans tout cela vient une fois de plus, ces jours-ci, du service de communication élyséen. Dans l'affaire Maurice Audin, (on avait avec lui un héros, communiste véritable, à ajouter aux prétendus "75 000 fusillés" communistes de la Seconde Guerre Mondiale), comment a-t-on pu ne pas voir la nécessité de placer cette visite du Président de la République, venant se faire pardonner l'assassinat de son mari par la veuve Josette Audin, le jour même de l'ouverture de la "Fête de l'Huma" de 2018, au lieu de la placer bêtement, avec ce qu'on pourrait prendre pour une sotte ironie, la veille de l'ouverture de cette fête ?
Il n'y a pas qu'Alexandre Marwan Benalla à virer des services élyséens !