Linguistique, télévision et dystopie
Décidé comme je l'étais (et je l'ai déjà dit, me semble-t-il) à prendre quelques vacances en matière de blogs, le démon (ce doit être lui car on ne cesse de me proposer je ne sais quel Microsoft DAEMON m'a attiré dans ses filets (Quelque lecteur(e) saura peut-être me renseigner sur ce monstre numérique !!).
Avant- hier, (car mon éloignement du blog n’a duré qu’une seule journée), je me suis laissé aller à regarder, sur la 10 (RMC je crois), l'émission de Yann Barthès intitulé « Quotidien ». Pour cette émission , il réunit quelques-uns de ses gitons habituels qu’il a récupérés de C+, soucieux qu'il est de rivaliser désormais avec la vedette de ce créneau, le sinistre Cyril Hanouna, spécialiste du débordement horaire. Barthès, en la circonstance s'était adjoint, ce jour là, deux opulentes cafrines . Ce dernier terme dans ma bouche n'est en rien ni injurieux ni raciste, mais procède d'une longue habitude de l'indiano-océanité créole ; ce terme est surtout là une impropriété lexicale car nos deux mélanodermes(ses) (ce mot serait requis ici par une stricte parité ! ) étaient clairement (si je puis dire) ouest-africaines, l'une d'elles étant une humoriste dont la binette et les formes ne me sont pas inconnues.
Mon propos est toutefois ailleurs, car comme souvent, c'est plutôt un « invité » de l’émission qui a retenu mon attention, le reste étant fâcheusement répétitif. Vous aurez observé que les producteurs de ces émissions peuvent les réaliser à peu de frais, puisque les « invités » gratuits se bousculent au portillon, pressés qu’ils sont de venir faire la promotion de leur production personnelle dans quelque domaine que ce soit. C'est donc tout bon et surtout gratos !
Ce jour-là l'invité était un avocat, à la mode semble-t-il, à en juger par sa clientèle qui va de DSK dans diverses affaires (avec ou sans Anne Sinclair) à Carla Bruni (contre Patrick Buisson !) ou Pascal Bruckner. Notre avocat, qui s'est essayé à la littérature, vient en effet de publier un roman (Mazette ! Chez Grasset SVP !) intitulé Tyrannie. Il venait donc en faire la "promo".
Comme toujours, Yann Barthès avait préparé son coup, se refusant à apparaître comme un Hanouna, un simple homme-sandwich. Selon une méthode qu'il affectionne, il avait donc fait préparer deux cartons, l'un portant en lettres énormes le mot DYSTOPIE, l'autre constitué par une photo de Bernard-Henri Lévy. Je passe rapidement sur la photo de BHL qui selon Y. Barthes avait inspiré à l’auteur un personnage du roman… Hélas ! Le pauvre Yann n'avait pas eu la prudence de vérifier la chose auprès de l'auteur et s'était malheureusement planté, ce que l’auteur a sottement avoué, avant de tenter de se rattraper aux branches. Sauf pour Barthès lui-même qui a couvert sa confusion de gloussements, ce détail est sans importance ; seul le second carton m'intéresse et va me permettre de faire un numéro de cuistrerie que je limite habituellement à l'usage de quelques termes recherchés ou rarissimes dans mes blogs.
Celui qui est d'ailleurs en cause dans cette affaire est moins Yann Barthès que Maître Malka qui apparemment use abondamment de ce terme rarissime de « dystopie » [ ce mot ne figure même pas dans le Trésor de la langue française ] pour désigner une situation qu'il décrit dans son roman (Dois-je préciser que je n'ai pas lu ce texte pour ne pas claquer sottement 22 euros, même si la photo de couverture nous présente la photo d’un modeste mais affriolant Richard Malka). Le mot "dystopie" étant manifestement et légitimement inconnu de Yann Barthès, ce dernier en avait fait, grâce à sa pancarte où le terme figurait en énormes capitales, le support majeur de son intervention personnelle, suivi en cela par Maître Malka qui nous a savamment expliqué que ce terme était en quelque sorte une « utopie malheureuse », ce qui est largement inexact et quasi tautologique, comme on le verra.
Il n'y a toutefois pas lieu de jeter la pierre à nos deux lascars car les choses ne sont pas très claires, même dans Wikipédia dont la citation m’évite la recherche des caractères grecs : « Le préfixe dys- est emprunté au grec δυσ-, et signifie négation [ pas tout à fait vrai ! M’enfin ! La négation est « ou » ], malformation, mauvais, erroné, difficile. Il a surtout une valeur péjorative. Il s'oppose ainsi clairement à l'utopie (mot forgé par l'écrivain anglais Thomas More, du grec οὐ-τοπος " en aucun lieu ") qui est une représentation d'une réalité idéale et sans défaut. " Utopia " constitue en effet une sorte de jeu de mots : la prononciation anglaise de l'époque ne distingue pas la prononciation des préfixes εὖ- (" heureux ") et οὐ- (" négation ", " inexistence "). L'utopie est donc étymologiquement un lieu heureux et un lieu inexistant. D'un point de vue étymologique, dystopie signifie donc " mauvais lieu ", " lieu néfaste ", un lieu en tout connoté négativement. [ La première utilisation du terme dystopia est habituellement attribuée à John Stuart Mill, dans un discours de 1868 au parlement britannique ]. ».
Je ne sais pas (je devrais appeler à mon secours sur ce point Bernard Gensane) si, comme le prétend Wikipédia, : « la prononciation anglaise de l'époque ne distingue pas la prononciation des préfixes εὖ- (" heureux ") et οὐ- (" négation ", " inexistence ") » ; en revanche en français les deux préfixes grecs demeurent distincts comme le montre la différence entre « utopie », « uchronie » d'une part, et « eugénisme », « euphorie » d'autre part.
En français, l'utopie, souvent liée à l'insularité, n'est pas nécessairement heureuse et, si les utopies sont souvent placées dans les îles, de préférence tropicales, les « dystopies » se situent souvent moins dans l'espace que dans le temps. C'est le cas des œuvres les plus connues en la matière comme 1984 de G. Orwell ou Le Meilleur des mondes d’A. Huxley, qui se situe en l'an 2500. Il en est de même du roman plus récent , Les Monades urbaines de R. Silverberg (le récit se passe en 2381, la Terre ayant alors soixante-dix milliards d’habitants)..
Pour résumer, ce terme « dystopie », dont le maniement incessant, a si fort réjoui Richard Malka et Yann Barthès que préoccupait sans doute peu le prétendu rapport avec le mot « utopie », est en fait tout à fait inutile et superflu vu le sens réel du terme « utopie ». Dans l'en-tête de l'édition de Bâle de 1518 d'Utopia, Thomas More lui, utilise en effet, rarement il est vrai, le terme d'Eutopia pour désigner le lieu imaginaire qu'il a conçu. Ce second néologisme ne repose plus sur la négation grecque « ou », mais sur le préfixe « eu », que l'on retrouve dans « euphorie » comme on l’a vu, et qui signifie " bon ". Eutopie signifie donc " le lieu du Bon ", et l’inverse en est la dystopie !
L'Utopia de More peut donc être aussi bien bonne que mauvaise. En effet, cette œuvre est d'une part un récit de voyage et la description d'un lieu fictif (utopia) et d'autre part un projet d'établissement rationnel d'une société idéale (eutopia). Ces deux aspects du texte de Thomas More ont ainsi amené à qualifier d'utopie des œuvres très différentes à cet égard.
L'utopie (utopia) est la description d'une société idéale. Elle procède d'une tradition que l'on fait remonter à La République de Platon. Plus spécifiquement l'utopie (utopia) est un genre littéraire s'apparentant au récit de voyage, dans l’espace comme dans le temps à venir, mais ayant pour cadre des sociétés imaginaires. Les deux définitions ne s'excluent donc pas !
Je conclurai cette cuistrerie avec Wikipedia : « La question des relations entre les genres dystopiques et utopiques demeure un sujet débattu »,…sauf sur le plan étymologique !