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Billet de blog 20 mars 2015

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Recherches étymologiques sur le français et le FEW : la contribution d'un expert.

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Mon blog d’hier a dû laisser quelques lectrices et lecteurs sur leur faim. Comme j'avais eu l'occasion, en cette circonstance, de téléphoner à mon ami Jean-Paul Chauveau (ATILF CNRS- Nancy Université) qui est en quelque sorte la pierre angulaire universitaire et scientifique sur laquelle repose le FEW, j'ai fait état, dans notre conversation téléphonique, des manques que j'avais dû laisser sur cette question, faute d’informations très récentes et surtout du manque d’espace éditorial, le blog restant à mes yeux un genre bref.  De ce fait, je lui avais d’abord suggéré pour compléter mon billet d’en faire un commentaire ; toutefois, au cours de la conversation, j'ai eu l'idée de le solliciter pour une contribution plus importante et il a été assez aimable et coopératif, au nom de notre vieille amitié, pour répondre favorablement à cette proposition. Voici donc le texte qu'il m'a envoyé et que je suis heureux de vous livrer  ici, comme une forme de suite, de complément et d’actualisation de mon précédent billet. Comment ne pas le faire quand on a ainsi la contribution spécifique du meilleur expert dont on puisse rêver sur cette question ?

« Le Französisches Etymologisches Wörterbuch, de Walther von Wartburg (en abrégé courant FEW) est un ouvrage bien connu des spécialistes de linguistique française, mais qui reste inconnu du public cultivé. C’est moins parce que le commentaire des articles est écrit en allemand, que parce que sa conception et sa réalisation sont totalement originales et se distinguent des dictionnaires étymologiques connus et de l’image qu’on se fait communément de ce type d’ouvrage. Le FEW est à la fois une masse considérable de matériaux lexicographiques et leur explication étymologique, de telle sorte que le classement des matériaux, linguistiquement pensé, soit à lui seul explicatif. C’est ce qui permet de comprendre que le commentaire en allemand n’est pas absolument indispensable pour lire avec profit ce dictionnaire : ses données sont, à elles seules, parlantes pour qui sait les lire. C’est l’œuvre d’un linguiste destinée à des linguistes spécialistes de l’histoire des langues romanes. Pour ceux qui n’appartiennent pas à cette spécialité, la consultation de ce dictionnaire reste possible, mais cela demande une accoutumance.

Cela vient de l’immensité des matériaux cités. On y trouve aussi bien le lexique contemporain que celui de l’ancien français depuis 842, celui du français académique que celui des argots français depuis le 15e siècle, celui de la langue scientifique que le vocabulaire enfantin, celui de la langue nationale que celui des patois des moindres communes rurales, celui du français de France que celui des français expatriés du Canada, de Louisiane et des Huguenots réfugiés en Allemagne au 17e siècle, les dialectes de France au même titre que ceux de Belgique et des îles anglo-normandes, le tout sans exclusive, correction, ni censure. Les matériaux ne se limitent pas aux unités lexicales, mais il enregistre aussi bien les locutions que les proverbes, c’est-à-dire toutes les unités de discours. Et ce français multiforme est mis sur le même plan que les autres langues de France que sont l’occitan, le gascon et le francoprovençal, avec toutes leurs variantes bien entendu. Car le titre est trompeur : französisches n’y est pas un qualificatif de la langue, mais du pays concerné. Le titre : Dictionnaire étymologique français, est explicité par le sous-titre : Tableau du lexique gallo-roman. Le gallo-roman est une notion linguistique qui englobe les langues, nées du latin, que leur formation et leur histoire particularisent au sein des langues romanes, par rapport, par exemple, à l’ibéro-roman qui regroupe le catalan, l’espagnol et le portugais. Le cadre du dictionnaire est donc totalement innovant pour la plupart des francophones.

Son organisation ne l’est pas moins, car les matériaux y sont classés sous leur étymon, ce qui fait que pour y trouver ce qu’on cherche, il faut en connaître l’étymologie ou tout au moins en avoir une idée approximative. Pour compliquer le tableau, les étymons sont rangés dans des volumes séparés, selon qu’ils sont gréco-latins, germaniques, anglais, arabes, bretons, basques, slaves, amérindiens, etc. Enfin trois volumes engrangent les mots dont l’étymologie est inconnue ou mal assurée. Ce qui ne veut pas dire que tout ce qui est douteux se trouve dans ces trois volumes : il ne manque pas de cas, dans les autres volumes, où une note signale que tel mot pourrait éventuellement être ajouté à l’article en question. C’est un maquis pour le profane et pour le débutant qui doivent imaginer et développer des procédures de recherche pour s’orienter dans cette jungle. L’organisation de chaque article est elle-même complexe, puisque les matériaux y sont classés non pas selon un plan préconçu, mais pour mettre en évidence les principales articulations de l’évolution propre à chaque famille lexicale.

Le FEW est un dictionnaire sans équivalent, tout entier sorti de la tête d’un linguiste qui a révolutionné l’étymologie romane. Pour Wartburg faire l’étymologie d’un mot, ce n’était pas en donner l’origine, mais en faire l’histoire, écrire la biographie d’un mot depuis sa naissance jusqu’à son grand âge, voire jusqu’à sa mort (il y a au moins autant de termes morts que de mots vivants dans le FEW !), en le situant autant au sein de sa famille nucléaire (mot simple, dérivés, composés, locutions, proverbes) que de sa famille proche (les équivalents dans les langues gallo-romanes) et de sa famille lointaine (dans les langues romanes).

L’intérêt essentiel de ce dictionnaire, c’est qu’il est le fruit d’une conception globale, dynamique et ouverte de l’évolution lexicale, en même temps que rigoureuse dans sa démarche. Les dictionnaires étymologiques signalent rarement de façon explicite leur dette par rapport au FEW, mais ils y tous recours et même les dictionnaires du français contemporain l’utilisent pour dater l’apparition des mots et leur étymon. Mais ce n’est pas seulement une référence. Sa conception en fait un outil de recherche. Par exemple, si l’on veut établir que telle spécificité québécoise est une innovation ou bien la continuation d’un mot ou d’un emploi qui a existé dans le français commun ou régional de la Renaissance, c’est le FEW qui fournit la pierre de touche. D’une certaine façon, le FEW est le lieu d’ancrage des variétés francophones. Si l’on veut situer un texte ancien ou bien un auteur anonyme, l’étude de son lexique en liaison avec le FEW est une solution intéressante. Voilà pourquoi malgré ses imperfections, ses erreurs inévitables et les limites de son information par rapport à celle dont nous disposons aujourd’hui, il reste un point de départ incontournable. Et voilà aussi pourquoi personne n’est assez fou pour oser entreprendre quoi que ce soit qui viserait à le remplacer. On peut le compléter, l’amender, le corriger sur des points particuliers, selon des angles de recherche nouveaux, mais il est impensable de s’en passer.

Parallèlement, on peut offrir de nouveaux moyens d’accès à ce monument, comme le font quelques travaux récents ou en projet.

La consultation des 25 volumes et 16.865 pages du FEW a été grandement facilitée par la publication en 2003, chez Champion, d'un index  en deux volumes sur 2870 pages, qui donne la référence de plus de 275.000 formes sélectionnées pour leur représentativité parmi les quatre ou cinq millions d'unités lexicales qui sont répertoriées dans le FEW. Egalement, en 2010, un Complément bibliographique, entièrement en français, a été publié à Strasbourg (ELiPhi), qui donne la clé des milliers de sources bibliographiques qui sont utilisées dans le dictionnaire et qui fournit en même temps un répertoire commode des principaux travaux lexicographiques gallo-romans. Enfin le site informatique de l'ATILF, le laboratoire du CNRS où se trouve désormais la rédaction, héberge les compléments au FEW (http://www.atilf.fr/few), ainsi que les nouveaux articles parmi les étymons latins à B initial et des aides à la lecture et à la consultation.

 L'informatisation et la mise en ligne du FEW sont en cours de réalisation dans le cadre d'un projet belgo-franco-allemand. Mais, dès maintenant, on peut consulter le FEW en mode image, mais seulement par des voies indirectes, sur le site du FEW, par les entrées de l'index, ou bien par les entrées du Dictionnaire du moyen français (http://www.atilf.fr/few) en chantier dans le même laboratoire.

Le FEW n'est plus aujourd'hui seulement destiné to the happy few. On peut même espérer qu'il sera dans un proche avenir consultable par tout le monde et interrogeable de divers points de vue. ».

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