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Billet de blog 20 août 2014

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La question juive et le décret Crémieux

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Qu'on n’aille pas s'étonner de l'étrangeté de la formulation de ce titre ! Il ne témoigne, en fait, que de mon embarras à aborder une question dont j'ai imprudemment annoncé que je parlerai, mais qui me plonge dans une grande perplexité, car elle me paraît refléter toutes les ambiguïtés de la question juive en général. Je suis même d'autant plus réticent à aborder ce problème qu'ayant fait part de cette intention, j'ai reçu un commentaire de Marc qui me disait qu'il y portait également intérêt, ce qui me fait redouter son regard critique vu son immense et si pertinente érudition en la matière.

Je suis d'autant plus porté à revenir sur ce décret que, par hasard, j'ai eu l'occasion, ces derniers temps, de rencontrer, chez une amie elle-même Pied-Noir, un couple de Français d’Algérie fort intéressant, avec lequel j'ai beaucoup parlé et dont j'ai été étonné de constater la permanence et la virulence de l'antisémitisme. Les uns et les autres sont d’Alger même  et je sais depuis longtemps que les villes présentaient plus ce caractère que les campagnes, sans doute dans la mesure où les Juifs y étaient plus présents et parfois même omniprésents comme à Oran. Je pensais toutefois que les démêlés de cette communauté pied-noir d'Algérie avaient un peu modifié ses sentiments envers les Juifs dans le contexte de ce qu'on a appelé pudiquement à l'époque « les événements d'Algérie ».

Ce décret Crémieux est sans doute une des curiosités de l’histoire législative française ; c'est en effet sans doute le seul décret qui ait été promulgué et aboli plusieurs fois et mieux encore, pour finir, aboli et rétabli par le même ministre. Monsieur Peyrouton. nommé ministre de l’Intérieur le 6 septembre 1940 sous Vichy, abolit dès le 7 octobre le décret Crémieux qui faisait des Juifs « indigènes » d’Algérie des citoyens français. Après la guerre, il invoquera, pour se justifier, les pressions allemandes ce qu’infirment les recherches d’archives de l’historien R. Paxton qui n’en a pas trouvé trace. P. Peyrouton, (franc-maçon, ancien à l’en croire, mais bénéficiant de toute façon d’un décret dérogatoire), écarté de la Place Beauvau en février 1941, devient un moment ambassadeur en Argentine. Rallié au général Giraud, commandant civil et militaire en Afrique du Nord après le débarquement et avec l’appui des Américains, Peyrouton revient en Algérie comme Gouverneur général de janvier à juin 1943. Si les lois de discrimination raciale de Vichy sont abolies, en accord avec Giraud, qui ne veut pas que les Juifs d’Algérie retrouvent leur statut du décret « Crémieux » et refuse même de les incorporer dans l’armée autrement que comme « pionniers », Peyrouton,  en mars 1943, abroge le décret Crémieux au motif qu’il « établit une différence entre les indigènes musulmans et israélites ». Le ministre devra démissionner le 3 juin 1943 et sera arrêté en décembre. Le 22 octobre 1943, le décret Crémieux est rétabli par De Gaulle. Peyrouton sera acquitté fin décembre  1948 par la Haute Cour après une longue peine de préventive.

J'ai pu constater, en m’informant, les lacunes de ma connaissance du sujet, ce qui, comme vous le constatez, ne m’a pas détourné complètement de l'aborder ici. Au fond ce qui me pousse surtout à le faire est à la fois la fascination qu'exercent sur moi le destin du peuple juif (aucun peuple n’a connu, des millénaires durant, autant de persécutions et suscité autant de haines, ce qui a sans doute contribué à développer chez lui d'extraordinaires facultés et talents d'intelligence comme d'adaptation) et l'ignorance généralisée de son histoire (sauf chez des exceptions comme Marc bien entendu). En Afrique du Nord en particulier, on ignore le plus souvent que les Juifs sont arrivés au Maghreb bien longtemps avant les Arabes, qui ont pourtant tendance à les considérer comme des intrus ; c’est là d’ailleurs chez eux une attitude qu'on peut observer également au Proche-Orient alors qu’ils y sont souvent les derniers arrivants (mais, comme disait notre bon fabuliste, « Le premier occupant, est-ce une loi plus sage » ?). Venons-en au fameux Décret qui nécessitera sans doute plusieurs blogs de ma part.

Première particularité : ce fameux décret concernant les Juifs d'Algérie compte parmi les premiers actes importants du gouvernement de défense nationale qui a succédé au Second Empire après la défaite de Sedan et il ne fait pas de doute qu'il est l’une des premières grandes mesures de la IIIe République. On ignore même le plus souvent qu'il a été promulgué de ce fait à Tours, le 24 octobre 1870, à l'initiative du ministre de la justice d’alors Isaac, Adolphe Crémieux qui était un des chefs de file du parti républicain et que ce texte est co-signé par Gambetta . Fils d'un commerçant juif de Nîmes, juriste éminent et philanthrope, il est alors âgé de 74 ans. Quelques années avant, en 1863,  il a déjà pris place dans l'histoire française par la création de « l'Alliance Israélite Universelle » qui a pour objectif de protéger les Juifs en tout lieu et qui, un peu par hasard, sera une sorte préfiguration de l'Alliance Française créée quelque vingt ans plus tard.

Seconde étrangeté : si ce décret Crémieux est pris par la IIIe République naissante et en dépit de l'hostilité des républicains français à Napoléon III, ce dernier, par le sénatus consulte  du 14 juillet 1865, avait déjà pris une importante disposition politique sur l'Algérie dont la conquête effective était encore récente. Il avait en effet fallu attendre les années 60 pour qu’elle s'achève. Ce décret impérial de 1865  témoigne d'une sorte de rêve de Napoléon III qui se serait volontiers vu, en quelque sorte, en « roi des Arabes » en créant un royaume arabe sous protectorat français. Ce texte de 1865 affirme que l'indigène musulman est français, tout en continuant à être régi par la loi musulmane (les Musulmans algériens sont donc des « sujets » mais non des citoyens français). Le choix de la IIIe République dont témoigne le décret Crémieux est certes tout à fait différent du décret impérial de 1865 ; il vise au contraire à intégrer plus étroitement l'Algérie à la France, en établissant toutefois une discrimination capitale entre les Juifs qui sont élevés au rang de citoyens français et les Musulmans qui ne le sont pas et ne le souhaitent sans doute pas, s’ils doivent, pour cela, renoncer à la loi coranique pour se soumettre au code civil français.

Il est exact que la francisation des Juifs d'Algérie était déjà très engagée depuis le début de la colonisation et que le décret Crémieux achève, sous réserve toutefois de renoncement de leur part à la loi mosaïque alors que les musulmans n'entendent pas renoncer à la loi musulmane et ne cherchent donc pas à bénéficier des mêmes dispositions.

Sans qu’une relation de cause à effet soit établie avec certitude, car l’affaire divise les historiens en avril 1871, un notable musulman, le bachagha El Mokrani, soulève nombre de  tribus, surtout kabyles, contre la France. Le 8 avril 1871, la guerre sainte est proclamée par le Cheikh El-Haddad , ce qui amène la rébellion d’une bonne partie de la population musulmane algérienne. Thiers, chef du gouvernement provisoire, jugeant, à tort sans doute, que le décret Crémieux est la cause de cette rébellion fait déposer le premier projet d'abrogation de ce texte (et il y en aura d’autres plus tard !) sous un prétexte juridique peu convaincant. Fureur de Crémieux qui n’a nullement abandonné la politique et ses convictions (élu sénateur à vie en 1875, il siégera à gauche aux côtés de Victor Hugo) ; il aurait alors, dit-on, acquis à sa cause le banquier Alphonse de Rothschild sur lequel on compte pour aider à payer l'indemnité de guerre de cinq milliards due par la France !

Un compromis sera trouvé et sauvera une première fois le décret ! Ce sera le prochain blog !

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