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Billet de blog 20 août 2018

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" Tabernac" ! "Poutine" franco-batave à Air-France

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 " Tabernac" ! "Poutine" franco-batave à Air-France

Curieusement, si les biographies officielles ne sont pas en général avares de détails, celle de Benjamin Smith, futur nouveau patron d'Air France (depuis le 16 août 2018), est non seulement très réduite, mais surtout inexplicablement controversée, voire mystérieuse. 

Selon sa très brève biographie officielle, Benjamin Smith (plus couramment dit « Ben Smith » ou familièrement « Ti Ben » vu sa taille modeste) est curieusement déclaré "né VERS 1972" sans aucune précision de lieu . Selon les sources, on lui donne donc "de 46 à 52 ans", ce qui est pour le moins étonnant dans un État comme le Canada (s'il y est né, mais dont il est en tout cas citoyen) , comme peut le paraître aussi son patronyme car il est difficile de faire plus "anonyme" que "Smith" ; Ti Ben n'a par ailleurs ni compte Twitter ni page Facebook, ce qui est singulier, et son  profil Linkedln est pour le moins incertain car 4 4932 professionnels nommés "Benjamin Smith" utilisent LinkedIn... Un mystère total en somme !

Selon certains, Benjamin Smith aurait commencé sa carrière comme agent de comptoir dans l'Ontario avant d'être distingué par Calin Rovinescu, PDG d’Air Canada, qui l'aurait fait entrer au service clientèle de la compagnie régionale Air Ontario et y a dans la suite fait sa carrière. Était-ce dû à son titre universitaire ontarien (il est licencié en économie de l'université Western Ontario) ou à son étrange et indéfinissable charme personnel qui tient peut-être à une  certaine apparence asiatique dont en revanche on ne fait pourtant guère mention à son propos! 

En 1993, il quitte Air Ontario pour ouvrir, à son compte, une agence de voyages avant de rejoindre Air Canada en 2002.  Très soutenu par Calin Rovinescu, Ben y a occupé successivement les fonctions « de Chief Commercial Officer (directeur commercial) puis de directeur de la planification du réseau avant d'intégrer en 2007 l'équipe de la "direction exécutive" d'Air Canada. 

Les modalités de la nomination de Ben Smith à la tête d'Air France KLM ont fait quelque peu jaser, vu la date choisie ( le lendemain du 15 août !) et les modalités de cette nomination sur un poste pour lequel divers candidats français avaient été cités avant d'être écartés à son profit : l’ancien directeur financier de Veolia Philippe Capron, Thierry Antinori, ancien d’Air France passé chez Lufthansa et Emirates, ou encore Fabrice Brégier, ex-président d'Airbus Commercial Aircraft.

Mathilde Goanec (Mediapart, 16 août 2018) a souligné justement et avec soin ces étrangetés et leurs conséquences :  « Les syndicats sont scandalisés par les conditions de sa nomination, comme par l’augmentation spectaculaire de sa rémunération en plein conflit sur les salaires. Ils s'inquiètent aussi de sa méconnaissance du terrain social français. ». 

 « Faire une consultation sur le nom du nouveau dirigeant d’Air France un 16 août, avec une partie des administrateurs à la plage, et dans le même temps annoncer un triplement de son futur salaire, c’est totalement scandaleux… » L’heure n’est pas, d’après ces propos de Karine Monsegu, co-secrétaire générale du syndicat CGT Air France, au chaleureux « welcome » pour Benjamin Smith. ». 

Mathilde Coadec d'ajouter :  « L’homme a la réputation de privilégier les actionnaires. Dans un pays où la grève des pilotes n’existe pas [ en principe du moins comme on le  verra dans la suite..]. Benjamin Smith a d’ailleurs peu d’expérience des conflits sociaux ». 

« Dans la biographie de Ben Smith reviennent également à la fois son savoir-faire et son appétence pour le low cost, ce que redoutent fortement les syndicats, mais également sa capacité à gérer les conflits sociaux. En effet, il a participé, en 2015 et 2016, à la signature d’accords d’entreprise pour les 6 500 agents de bord d’Air Canada et 700 agents d’Air Canada Rouge, les salariés consentant à des efforts en échange d’une révision des salaires et de leur participation si les objectifs financiers étaient atteints par la compagnie. » (Martine Goanec, art. cit.) 

Mais cet accord de 2015 a une histoire, qui débute en 2012. À cette époque, Air Canada est au plus mal et menace même d’un lock-out, pratique assez courue au Canada comme aux États-Unis, sorte de “grève patronale” qui consiste à fermer une entreprise sous la menace d’un mouvement de grève des salariés. On se souvient là-bas que  Ronald Reagan, à la Maison-Blanche depuis six mois à peine,  avait,  en août 1981, en invoquant une loi oubliée de 1955, licencié soudain 11.359 contrôleurs aériens en grève et les avait remplacés par des militaires ! 

Le conflit avait pris une telle ampleur que le parlement canadien, sous la houlette du Gouvernement fédéral dirigé à l’époque par le très conservateur Stephen Harper, a fait voter en urgence une loi spéciale qui interdit toute grève au sein de la compagnie aérienne nationale, qualifiée pour l’occasion de secteur économique « essentiel ». 

En vertu de cette loi, au Canada, direction et syndicats sont désormais appelés à régler leurs différends devant un “arbitre fédéral” qui a donné, en 2012, raison à Air Canada sur la négociation salariale, affaiblissant de fait durablement la position des salariés de l'aérien canadien. 

Chez nous, point de loi ni d’arbitre en cas de nouvelle grève chez Air France, ce qui risque fort d'arriver puisque aucune négociation n'a repris depuis le départ de Jean-Marc Janaillac et que cette menace est d'ores et déjà formulée. Alors que les salariés d'Air France réclament, en vain, depuis des mois, une augmentation de salaire de 6 % pour simplement suivre, selon eux, l’inflation, on annonce qu'on va tripler le salaire du nouveau patron ! 

La note monte même encore davantage, car le Conseil d’administration d’Air France-KLM a  décidé de conserver Anne-Marie Couderc (présidente par intérim après le départ de Jean-Marc Janaillac) dans ses fonctions, pour une rémunération de près de 100 000 euros par mois. Au bout du compte, pour deux dirigeants au lieu d’un, pn prévoit un coût presque quatre fois plus élevé que sous Janaillac. 

Pour Benjamin Smith, il s’agira d’une hausse de près d’un quart de son salaire canadien, comme le calcule Libération, obtenue en compensation de la perte de ses stock-options. L’homme semble avoir l’habitude de gérer ce type de paradoxe. En 2012, alors que la compagnie demandait à tous ses salariés une baisse de la rémunération pour compenser des pertes colossales, la quasi-totalité des actionnaires d’Air Canada avait augmenté les dirigeants de 10 %, Benjamin Smith compris. 

Qu'attend-on exactement de Benjamin Smith ? Ce serait pour certains un secret de polichinelle : KLM, l’entité néerlandaise du groupe dont fait partie Air France, pousse depuis des années à une réforme profonde de la compagnie française, lui reprochant des marges beaucoup trop faibles, notamment en raison de son "modèle social" et de la rémunération excessive des pilotes (plus payés qu'à la Lufthansa par exemple tout en étant sous-employés car trop nombreux). Selon le représentant des pilotes actionnaires au conseil d’administration du groupe, Paul Farges, interrogé par BFM, la mainmise de KLM sur Air France par le biais de Delta Airlines présente le « risque de détournement des flux de clientèle d’Air France via l’aéroport d’Amsterdam pour des raisons de coûts ».

L’État français, toujours actionnaire à plus de 14 % du groupe, ne semble pas s’être particulièrement ému d’un possible cheval de Troie batave au sein d’Air France. Selon l'AFP, il a voté en faveur de la nomination de Benjamin Smith lors du conseil d'administration extraordinaire du 16 août. Bruno Lemaire, ministre de l’Economie ayant même estimé publiquement que le Canadien avait un « excellent profil » et remplissait les trois « conditions » que le gouvernement avait posées en préalable à la « fiche de poste » du futur dirigeant : la bonne connaissance du secteur aérien, la connaissance de la compétition internationale et de l’expérience dans une grande compagnie, sans parler de la pratique de la langue française ! 

Ti  Ben semble avoir toutes les qualités requises pour la mission qu'on lui destine, sans le dire et sans doute sans lui en avoir fait apparaître toutes les difficultés et les embuches. Qu'en sera-t-il ? Il est bien difficile de le savoir mais il est à craindre que les « maudits Français » ne lui réservent une « maudite poutine » dont la recette ne lui est pas encore familière ! (NDLR : La poutine est un mets québécois composé, dans sa forme de base, de frites, de fromage cheddar en grains et de sauce brune.).

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