Marc ne croyait pas si bien dire en me suggérant dans l'un de ses commentaires, de m'intéresser aux « Juifs du Pape ». Si je puis dire, j'étais déjà sur leur piste puisque, tout à fait par hasard, j'avais découvert qu’Isaac Adolphe Crémieux descendait très probablement de cette communauté !
Les choses sont fort compliquées et s’étalent sur des siècles ; je vais donc essayer d'être des plus simples car, entre-temps, sur cette question, j'ai moi-même beaucoup appris et je pense qu'elle n'est pas très familière à la plupart des lecteurs de ce blog si j'en juge par la connaissance lacunaire qu’avoue en avoir lui-même Marc, notre érudit de service en la matière.
Quoique j'ai eu, au moins, durant quelques années, des raisons particulières de m'intéresser à Avignon où se trouvait l’une de mes filles, j'avoue que j'ignorais à peu près tout de cet aspect particulier de la tumultueuse histoire politico-religieuse du Comtat Venaissin par laquelle il faut, me semble-t-il bien commencer, avant d'aborder la question des Juifs du Pape qui en découle pour une bonne part. Pour ne pas trop compliquer les choses (je ne suis pas historien !), je donnerai, des faits historiques indispensables, un résumé succinct qui fera probablement dresser des cheveux sur la tête d'un spécialiste de cette histoire, s’il lui en reste quelques uns et s’il en vient, par malheur, à jeter les yeux sur ce texte.
Sauf erreur de ma part, et cette demande liminaire de pardon de ma part s'étendra à toute la suite de ce blog, le 27 janvier 1274, le Roi de France, Philippe III dit le Hardi, héritier du Comte de Toulouse, remet le Comtat Venaissin à l'Eglise, en la circonstance le Pape Grégoire X. En 1309, Clément V, pour fuir les troubles de l’Italie, installe sa Curie à Avignon (ou « en Avignon, comme ne manqueront pas de me le faire remarquer les puristes) qui en 1348 devient propriété de la papauté. Les papes, dont les sept papes français, restèrent à Avignon de 1309 à 1404 ou seulement jusqu'en 1377, si l’on ne prend en compte que ceux qui furent reconnus officiellement par le Magistère de Rome , ce qui exclut les « Antipapes ».
Cet état de fait et on l'ignore souvent, restera, avec différentes évolutions, jusqu'à la Révolution. Ce n'est en effet que le 16 juin 1790 que la municipalité d'Avignon demande son rattachement à la France qui ne deviendra effectif qu’un an plus tard, le 11 septembre 1791 !
Et les Juifs dans tout cela ?
Le fait que le Comtat Venaissin ne soit pas français avant la Révolution rend naturellement particulier le sort des Juifs « comtadins » par rapport à celui que leur font les lois françaises en la matière.
Cette singularité tient d'abord essentiellement aux relations entre le judaïsme et le christianisme qui ne deviendront que progressivement des religions différentes et, par la même, irréconciliables voire ennemies. On peut, à cet égard noter, que la première référence à une communauté juive dans cette région se situe en 449, lors des obsèques de l'évêque Saint-Hilaire, auxquelles des Juifs participent en y chantant des psaumes en hébreu. Bien que cet âge d'or ne soit pas sans nuages, les deux cultes s’exercent dans un climat de relative tolérance. Les exemples les plus connus sont en Andalousie et dans le Sud de la France. On y constate que, durant une longue période, les courants aristotéliciens et la pensée judéo-chrétienne coexistent dans des joutes intellectuelles où se rencontrent prêtres et laïcs en Andalousie comme à la Cour des Comtes de Toulouse. La vraie rupture, formalisée par une législature antijuive, ne date que du Concile de Latran en 1215 ; ce n’est qu’à partir de ce moment qu'apparaît pour les Juifs de plus de quatorze ans (comme pour les lépreux et les prostituées à cette époque) le port de la rouelle jaune qui est l'ancêtre de l'étoile jaune qui deviendra plus tard si tristement célèbre.
Cette relative coexistence entre le christianisme et le judaïsme tient naturellement aux origines judaïques du christianisme qui ont longtemps empêché de considérer réellement les Juifs comme des hérétiques ce qui a moins conduit à les persécuter comme tels qu'à tenter de les faire sortir de leur erreur pour les amener au christianisme. On verra toutefois se constituer, du Moyen Âge à la Révolution, tout un système de contraintes et d'interdits qu’on leur impose et qui sera naturellement le terreau et le fondement de l'antisémitisme.
La relative tolérance des papes permit aux Juifs comtadins de résider dans le Comtat et aussi en Avignon, ville vendue au Pape en 1348. Il y a bien entendu de multiples restrictions, mais de nombreux Juifs de France peuvent ainsi échapper aux persécutions dont ils étaient victimes.
Toutefois, en 1322, Jean XXII expulse du Comtat les Juifs dont certains se réfugient en Dauphiné et en Savoie. Il fait jeter à bas les synagogues comme à Bédarrides, Bollène ou Carpentras. Ce même pape, en 1326, lors du concile d’Avignon, annule toutefois cette décision, mais impose le port de la « rouelle jaune » aux garçons et des « cornailles » aux filles ! Alternent ainsi les mesures de relative clémence (accueil de Juifs persécutés en 1348 ; autorisation d’avoir une synagogue et un cimetière à Carpentras ; confirmation des privilèges des Juifs de Provence par Louis XI en 1582) et les interdits professionnels (médecine en 1457, etc.) ou alimentaires (vente de viande kasher) sans parler des pogroms (Digne, Arles, etc.).
À partir de 1624, le Vice-Légat du Pape contraint les Juifs à vivre dans une des quatre « carrières » comtadines (« carrière » (de l'occitan carriera qui signifie « rue ») désigne la rue ou le quartier juifs (donc le « ghetto ») où devait résidait toute la population juive de certaines villes du Comtat-Venaissin. Ce sont les « Arba Kehilot », les quatre communautés d’Avignon, de Carpentras, de Cavaillon et de l’Isle-sur-la-Sorgue.
En France même la situation des Juifs s’est radicalisée peu à peu ; la première expulsion des Juifs de France est décidée par Philippe le Bel en 1306, mais Louis X accepte leur retour en 1315 ! En 1394, par l'Edit de bannissement, les Juifs sont exclus du royaume de France, exclusion qui sera prononcée en Espagne en 1492 puis en 1496 au Portugal.
On voit par là l'importance de la Provence et des Etats du Pape puisque cette région restera, jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, une terre relativement hospitalière pour les Juifs, même si cette attitude n’était pas forcément désintéressée. On dira ainsi du « Bon Roi René », si cher à Aix-en-Provence, que « Nul souverain ne montra plus de mansuétude envers les Juifs et nul n'en tira plus d’argent. » !
Crémieux un « Juif du Pape « ? (Demain suite et fin).