Par crainte d’un contrôle fiscal dont je n’ai pourtant rien à redouter, je n'oserais cependant pas conseiller à notre distingué et charmant ministre de l'économie et des finances, Monsieur Emmanuel Macron, d'aller se faire voir chez les Grecs plutôt que chez les Gracques ! Mais commençons par le commencement afin de vous expliquer pourquoi je me permets une telle remarque!
J'ai appris en effet que la « cinquième université d’été des Gracques » s'était tout de même tenue, après longues et mûres réflexions, le week-end dernier, le samedi 21 novembre 2015, au CESE et qu’elle y elle avait été introduite par Daniel Cohn-Bendit pour être conclue, à son terme, par Emmanuel Macron lui-même. Je ne pense pas que ces hésitations aient tenu à ce début d'hiver qui s'est brutalement abattu sur la France, mais plutôt aux événements du précédent week-end qui ont dû causer bien des inquiétudes aux organisateurs de cette manifestation, dans la mesure où l'on pouvait craindre que quelques-uns des terroristes ne soient restés dans la nature parisienne et que l'éclat même de la manifestation politique des Gracques ne leur donnât l’idée de remettre le couvert ! L’idée pouvait être très séduisante vue la nature des programmes qui avaient été annoncés pour cette session qui visait (ironie du sort ou plutôt malice du destin ?) à « sortir de la défiance qui paralyse, et et à susciter la confiance qui permettra de réformer vraiment ». Nos modernes Gracques ne pouvaient donc que difficilement se dégonfler, quelles que fussent par ailleurs les circonstances et leurs inquiétudes.
Il faut dire que mettre une telle réunion sous le patronage des frères Tiberius Sempronius Gracchus et Gaius Sempronius Gracchus, deux hommes d'État romains que leur commune volonté de réforme, somme toute « de gauche », n’ont conduit l'un ni l'autre au succès espéré dans cette Rome où la Roche Tarpéienne était si près du Capitole, n'était pas du meilleur augure.
Un brin de cuistrerie ne peut pas nuire ici, au moment nos gouvernants font un sort si douloureux à la langue et la culture latine.
Le choix d’Emmanuel Macron était, il faut en convenir, particulièrement heureux dans une réunion dite des Gracques. Les deux frères Gracchus, appartenant à la « nobilitas » plébéienne de Rome, n’était pas des « patriciens », sans être pourtant, comme on pourrait le croire, du menu fretin. Fils du consul Tiberius Sempronius et de Cornelia Africana, les Gracques sont, en effet, les petits-fils du grand Scipion l'Africain ! Leur nom est resté dans l’histoire romaine en raison de leurs tentatives, répétées mais infructueuses, de réformer, en faveur du plus grand nombre, le système social romain. Voilà qui aurait dû « dire quelque chose », en les inquiétant, à notre groupuscule de modernes « Gracques » auquel je viendrai dans la suite.
Tiberius Sempronius Gracchus, né en 163 av. J.-C.1, avait épousé Claudia Pulcheria, fille du consul Appius Claudius Pulcher, princeps senatus ; il était donc le beau-frère de Scipion Émilien et le petit-fils de Scipion l'Africain, le vainqueur de la Deuxième Guerre Punique.
À en croire cette vieille pipelette de Plutarque, l'idée d'une juste réforme agraire lui était venue alors qu'il traversait la campagne étrurienne, frappé qu’il fut alors par ces immenses domaines exploités par des hordes d'esclaves. Après tout, E. Macron a bien gardé son cap à gauche chez Rothschild !
En 133 av. J.-C., Tiberius est tribun de la plèbe et soumet une proposition de loi agraire qui vise à une plus juste répartition des terres par une limitation du droit de possession individuelle de l'ager publicus : 500 jugères plus 250 jugères supplémentaires par enfant avec un maximum de 1000 jugères par famille (le « jugère » correspond en gros à un quart d’hectare). Le Sénat qui contrôle l'ager publicus et en tire sa richesse comme son pouvoir politique s’oppose bien entendu à cette loi.
Je vous la fais courte ! Tiberius Gracchus, se présentant à un second tribunat pour l'année 132 pour se garantir l’immunité (déjà !), se le voit refusé ! Il décide donc de faire pression sur le Sénat avec quelques partisans pour le forcer à accéder à sa requête. Lors d’une émeute de l'été 133, devant la porte du Capitole, T. Gracchus est tué. Son cadavre est jeté dans le Tibre et trois cents de ses partisans sont massacrés.
Le sort de son jeune frère Gaius Sempronius Gracchus, né en 154 av. J-C., n’est guère meilleur !
Il est d'abord questeur en Sardaigne en 126 av. J.-C. avant d'être élu tribun de la plèbe en 124 av. J.-C.. Gaius propose un ambitieux programme politique (comme notre Emmanuel !) : il veut réduire lui aussi les pouvoirs du Sénat et accroître ceux des comices. Afin de faire accepter son projet de loi agraire et plus habile que son aîné, il commence par se gagner les faveurs des principaux ennemis du Sénat : la plèbe et l‘ordre équestre (il rend en particulier les chevaliers et les sénateurs égaux devant les tribunaux). Il tente ensuite de reprendre et de faire passer la réforme agraire de son frère qui avait pourtant causé sa perte.
« Delenda est Carthago » (= Il faut détruire Carthage) répétait Caton l’Ancien en brandissant sa figue fraiche, cueillie, à l’en croire, le matin même à Carthage. Carthage a été détruite (ironie du sort par le grand père de Gaius!), mais c’est, en quelque sorte, cette cité qui « détruira » Gaius Gracchus lui-même. Ce dernier a, en effet, proposé la création d'une colonie nouvelle sur le site de Carthage et l'octroi de la citoyenneté romaine complète aux Latins et partielle (sine suffragio) aux Italiens afin de s'attirer leurs faveurs. Ces propositions de Gaius sont trop hardies et vont le perdre! La création d'une colonie sur le site maudit de Carthage apparaît comme sacrilège et l'attribution de la citoyenneté romaine aux Latins et aux Italiens ruine un privilège du peuple romain.
Le Sénat vote donc une loi qui ordonne le démantèlement de la colonie de Carthage : Gaius fait appel de cette décision mais, ayant échoué, il tente de faire sécession avec ses partisans comme la plèbe autrefois quand, au Mont Sacré, elle avait fait sécession contre les patriciens. Le Sénat réplique par un « senatus consultum ultimum » qui autorise l'élimination de Gaius par n'importe quel moyen. Gaius et un esclave fuient et arrivent au bois sacré de Furrina, sur le Janicule, où ils sont tués en 121 av. J.-C. Sa maison est pillée, le terrain vendu, et la dot de son épouse Licinia confisquée !
Avec un pareil bilan historique, pendant la campagne présidentielle française de 2007, un groupe d'anciens hauts fonctionnaires socialistes, qui souhaite une « rénovation de la gauche française » va se mettre sous la tutelle, fût-elle simplement morale, des « Gracques », ce qui témoigne soit d’une remarquable audace doublée d’un admirable esprit de sacrifice, soit d’un éloignement déjà sensible des réalités de l’histoire romaine ! Fort heureusement les défaites électorales de 2007 puis de 2012 n’auront pas d’aussi funestes conséquence que celles de 133 et 121 av. J.C. pour Tiberius et Gaius Gracchus !
En fait « Les Gracques » était au départ, en 1983, le pseudonyme collectif sous lequel Marie-Noëlle Lienemann, Alain Richard et Jean-Pierre Worms avaient publié un livre programmatique Pour réussir à gauche, regardé alors comme « néo-rocardien ». Peut-être faut-il noter que ces trois auteurs (respectivement professeur de physique – et non de lettres classiques - , énarque et sociologue au CNRS) ne sont pas nécessairement très familiers des détails de l’histoire romaine !
Dans un bel élan, ces modernes « Gracques » se définissent dans leur manifeste comme : « démocrates, libéraux, intégrateurs (par opposition au communautarisme), travaillistes, favorables à la régulation étatique, favorables à la redistribution des richesses, progressistes, défenseurs de l'éducation, favorables au droit à la sûreté, écologistes, pro-européens, internationalistes, moraux, réalistes, favorables à une transformation de la société ». Vaste et ambitieux programme, un peu « attrape tout » mais assurément utopique hélas !
« En décembre 2012, ils publient dans Le Point une analyse des premiers mois de la présidence de François Hollande. Ils notent une gravité et une urgence de la situation économique à laquelle ils trouvent différentes causes : « parce que le pays pâtit toujours du laxisme passé : celui des déficits permanents, de l’excessive fiscalité des entreprises – réduisant leurs marges, donc leur capacité à investir - et du surendettement. » Ils condamnent une « inertie des administrations (qui) a conduit à la paralysie » et recommandent une « réforme du secteur public » « plus nécessaire que jamais ». Rien à dire !
Parmi les membres supposés, on trouve, à en croire la presse, des figures diverses, relevant de la plèbe politique comme de l’aristocratie de la finance : Jean-Pierre Jouyet (jusqu'à la date de son entrée au gouvernement de François Fillon !), Denis Olivennes, Matthieu Pigasse, Bernard Spitz, Mathilde Lemoine, François Villeroy de Galhau. En septembre 2015, ce dernier est proposé au poste de gouverneur de la Banque de France mais un collectif d’économistes signale à son propos le risque de conflit d'intérêts et demande aux parlementaires de s'y opposer. La « représentation nationale » n’en fera rien et il sera nommé fin septembre 2015!
Si le 13 novembre 2015 reste dans l’histoire française en raison du massacre commis à Paris par les terroristes djihadistes en divers lieux de la capitale, je doute que reste dans les mémoires la conclusion que Monsieur Emmanuel Macron a donnée à l'université d'été des Gracques. Quoique je n'ai pas vu le texte réel de son intervention finale, dans l'édition du Monde.fr du 22 novembre 2015, on attribue à notre ministre, à tort j’espère, une phrase qui m’aurait fait sauter au plafond si je n’étais pas tombé de ma chaise, comme elle aurait pu frapper d’apoplexie , s’il avait été encore en service, Jean-Pierre Colignon, ancien chef correcteur au Monde et par ailleurs membre de la Commission de terminologie du ministère des Affaires étrangères comme de la Commission d’harmonisation de l’orthographe dans les dictionnaires au Conseil international de la langue française. Voici l’objet « Nous sommes une société dont au cœur du pacte il y a l’égalité ».
Comme notre République, jadis réputée égalitaire et fraternelle, le monde et Le Monde ne sont décidément plus ce qu’ils étaient !