La Francophonie : championne du 400 mètres plat, unijambiste ou cul-de-jatte?
Il vous a sans doute échappé que nous étions entrés, le 17 mars 2018, dans la "Semaine de la Francophonie et de la langue française " ( du 17 au 25 mars) . Outre les concours ineptes sur les pièges de notre orthographe enfin mis au rencart, on y a recommencé, plus inepte encore, le comptage des « francophones », une autre spécialité des paladins de la francophonie peu soucieux de définir celles et ceux qu’ils prétendent ainsi compter ! Cette mystérieuse « francophonie »
regrouperait 275 millions de « francophones », selon les loustics qui, causant dans nos médias, ne connaissent que les données que leur fournit le dernier et récent Etat de la Francophonie et que produit, fort heureusement sans les lire, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). On devrait assurément remplacer les sots concours sur l’orthographe par l’identification des auteurs de citations qu’on peut évoquer en pareils cas, de « Vous êtes orfèvre Monsieur Josse ! » au fameux « sans compter les femmes et les petits enfants… ».
Selon l’OIF, il y a donc dans le monde, 275 millions de locuteurs francophones ( pas terrible car en 2015 il y en avait 274 !) dont plus de 112 millions d’entre eux utiliseraient « quotidiennement » cette langue. Ces 112 millions sont après tout admissibles mais quid des 163 autres millions ? Sont ils muets ? Autistes ?
D’où sortent de tels chiffres ? … sinon du chapeau magique de la Francophonie elle-même qui est payée et qui paye pour ça. On s'abstient naturellement soigneusement de dire selon quelles « méthodes », on est arrivé à de telles conclusions et qui l’a fait. Je vais donc vous livrer, sans plus tarder, le secret de pareilles « enquêtes » ( …j’hésite à user ici de ce terme, si clairement impropre !) car il est naturellement couvert par le « secret défense » de la Francophonie et je risque gros en lançant une telle « alerte ».
En vertu du principe bien connu selon lequel on n’est jamais mieux servi que par soi-même, l’OIF s'est désormais offert son propre organe auto-évaluateur, marchant de cette façon sur les traces de feu Philippe Rossillon qui autrefois avait créé son « Institut de Recherche sur l'Avenir du Français », son IRAF personnel, fort heureusement disparu depuis. Si vous insistez gentiment, je vous raconterai comment, un beau soir, chez ce brave Jimmy Domengeaux, sénateur de la Louidianevers la fin des années 70, j’ai refusé la proposition amicale de ce même Ph. Rossillon d’entrer dans cet IRAF dont il rêvait déjà, en dépit de l’amitié que j’avais pour lui, mais en sachant très bien aussi où il voulait en venir et comment il entendait y arriver. Il ne reste qu’un témoin vivant de cette entrevue, mon ami Jack B qui s’en souvient peut-être encore et de l’insistance de Jimmy qui, pour nous retenir, nous faisait valoir qu’on allait « se saouler ». Rien n’y fit et nous ne restâmes point !
Ph. Rossillon recruta donc pour son IRAF une vraie « démolinguiste » à ses ordres, Claude Couvert. Celle-ci, comme ses futur(e)s émules, appliquait fidèlement et toujours, selon les lieux et les interlocuteurs, le principe de la chauve-souris de la fable de La Fontaine :
« Je suis oiseau [comprendre linguiste], voyez mes ailes.
Je suis souris [comprendre démographe] vivent les rats ! ».
Le principe est repris aujourd’hui, comme on le verra plus loin, à l’ODSEF de Laval !
En vertu d’un tel principe, on ne peut jamais débattre avec les « démolinguistes » car, selon le formule de Pierre Dac, ils sont toujours « Du côté d’ailleurs » ! Claude Couvert a disparu du paysage, laissant derrière elle, une dizaine de brochures offrant une foule de glorieuses statistiques et plus encore de prévisions délirantes d’optimisme sur l’avenir du français, toutes plus désopilantes les unes que les autres, par les données sur l’avenir du français qu’on y trouve ; je ne puis que vous y renvoyer faute d’espace éditorial suffisant pour vous en régaler davantage ici. Pour ne prendre qu’un exemple, car vous aurez plaisir à aller vous-même vérifier sur place, les Seychelles devaient être, au XXIème siècle, à peu près totalement francophones selon les prévisions « démolinguistiques » de C. Couvert (1988) ! Elles en sont fort loin et le français y a hélas, à peu près, disparu.
En 2008, bien après la mort de Ph. Rossillon et la disparition de l’IRAF, l’OIF a trouvé mieux en supprimant « l’observatoire du français et des langues nationales » que l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) s’était donné à l’époque du rectorat de Michèle Gendreau-Massaloux (qui y avait succédé au désormais feu Michel Guillou) ; j’en fus même, quelques années durant, à sa demande (de MGM je le précise), le directeur ; cet organe était jugé trop indocile aux yeux des politiques du fait même de son fonctionnement selon des principes scientifiques.
Le chant du cygne de cet Observatoire, dont l’existence fut très brève a été l’ouvrage collectif préparé par une trentaine de chercheurs du Nord et du Sud sous la direction de R. Chaudenson et de D. Rakomalala et édité sous le titre Situations linguistiques de la Francophonie. Etat des lieux, 2004, Réseau ODFLN, AUF, 324 pages. Ce bilan, authentique et sincère pour le coup, fut établi et présenté lors du Sommet de Ouagadougou en 2004 par ce même Observatoire du français et des langues nationales (ODFLN). Un des premiers actes de ce réseau, à mon arrivée à sa direction, avait été en effet d’ajouter « et des langues nationales » car, dans sa dénomination antérieure, au Liban, ne figurait évidemment pas, dans la dénomination officielle du dit Réseau, à côté de français, la mention des « langues nationales ». On voit bien pourquoi ! Elle fut d’ailleurs aussitôt supprimée après mon départ ! Tout cela se passe bien entendu de commentaires !
En 2008, l’OIF, a récupéré pour en faire un outil politique à sa solde d’abord et, par là, à sa botte, ce « Réseau d’observation du français » en ayant recours cette fois, au sein de l'université Laval du Québec, à une équipe de statisticiens de cet établissement dirigée par Richard Marcoux, professeur au Département de sociologie de l'Université Laval, qui est d’ailleurs toujours en place. De ce fait, ce dernier a découvert, à partir de 2009, l’existence de la linguistique qui, notons-le au passage, ne figure pas dans la très longue et plus récente liste de ses « intérêts de recherche » ! L’OIF a dès lors cofinancé, avec le Québec, un « Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone », l’ODSEF » qui se livre à des activités définies comme « démolinguistiques » mais dont la scientificité est tout aussi douteuse que les estimations, les conclusions et prévisions qu’il produit et qui alimentent en données triomphantes sur la situation et l’avenir du français les documents de l’OIF qui paraissent, lors des Sommets, sous le titre « Etat de la Francophonie » ; quelques étudiants boursiers africains ou malgaches sont utilisés comme cautions du Sud et éventuellement tâcherons dans cette entreprise.
Comme ces derniers ont la reconnaissance du ventre, de la bourse, du voyage et du séjour nord-américain, ils jugent de leur devoir de fournir ou de cautionner des données propres à satisfaire totalement les désirs et même les fantasmes de leurs bailleurs de fonds et hôtes, ce qui a aussi l’avantage, subsidiaire mais non négligeable, de faire revenir au Québec quelques moyens et crédits francophones.
On voyait bien, dès le départ, en 2008, lors de la réunion de Paris à laquelle j’ai pris part, les intentions de l’OIF comme celles du Québec ; la francophonie québécoise , de plus en plus minoritaire en Amérique du Nord, en inévitable recul et angoissée par les centaines de millions d'anglophones et d’hispanophones qui l'entourent, se sent, à très juste titre et non sans raisons, menacée. Il suffit de séjourner à Montréal pour le percevoir, sans même parler de Toronto où l’on n’entend que très rarement du français !
L’Observatoire OIF-LAVAL se sent donc obligé, contre toute méthode et déontologie scientifiques et même contre tout bon sens, de fournir des données d'un optimisme béat voire forcené qui, hélas, sont, en fait, a contrario, le moyen le plus sûr et le plus efficace de détourner de toute réflexion sérieuse et de tout effort vers une politique réelle et efficace de diffusion de la langue française dans le monde.
Toujours friand de « com’ », Emmanuel Macron, notre Président de la République, sous la coupole du quai de Conti, devant l’Académie française, a dévoilé mardi dernier, à l'occasion de la Journée internationale de la francophonie, son « grand plan d'ensemble pour la promotion de la langue française et du plurilinguisme » qu'il veut décomplexé et ouvert face aux soupçons de néo-colonialisme qui persistent notamment en Afrique. Il comprend certes une trentaine de mesures, d’intérêt et de pertinence divers, mais pêchent de façon radicale par l’incroyable adoption du point de vue de l’OIF qui n’est autre que celui de l’ODSEF québécois dont il est inutile, me semble-t-il de souligner, l’irréaliste et absurde évaluation : « C'est l'une des conditions pour que la francophonie compte au milieu de ce siècle 700 millions de locuteurs », comme le prévoit l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF) !
On ne peut que rappeler ici le discours d'Emmanuel Macron à Ouagadougou, où il avait déjà formulé le voeu de faire du français la première langue d'Afrique et « peut-être » du monde, l'accent étant mis sur l'Afrique, ce qui ne serait pas fou… (« sous l'effet des dynamiques démographiques, le nombre de francophones dans le monde - ils sont actuellement 275 millions - pourrait en effet bondir et atteindre 700 millions »), si l’intendance suivait ce qui est très loin d’être le cas !
Je suis un peu las de répéter depuis un quart de siècle les mêmes propositions qui sont de toute évidence les seules réalistes et raisonnables, mais que nul ne veut entendre ! Cf. par exemple, entre autres textes, la plupart des nombreux ouvrages parus dans la collection « Langues et développement » (Paris, Didier puis l’Harmattan). Mondialisation : la langue française a-t-elle encore un avenir ? 2000, Paris, Didier Erudition, 237 pages ; Vers une autre idée et pour une autre politique de la langue française, 2006, Paris, l’Harmattan, 211 pages, etc..
Je répète depuis 25 ans, sans grand mérite ni effet, que l'avenir de la langue française, si elle en a un (ce qui me préoccupe de moins en moins vu l’aveuglement total et délibéré de ceux qui ont la charge d’une telle action et ne gèrent guère en fait que leurs carrières) est de toute évidence en Afrique, mais, assurément à la condition, EXPRESSE et CAPITALE, d’user de stratégies et de méthodes très différentes de celles dont qui sont mises en œuvre et surtout de ne pas poursuivre selon les errements antérieurs, au vrai sens qu’a en français une telle expression !
En Afrique subsaharienne, quand on voit l'état dans lequel se trouve l'enseignement du français dans la partie dite « francophone » de ce continent, on ne peut être qu'épouvanté et en tout cas fort loin des statistiques optimistes voire béates de nos démolinguistes ou « géolinguistes » québécois. Il est d’ailleurs évident qu’ils ignorent tout des réalités du terrain (tant sur le plan de la communication quotidienne que sur celui de l'école) d’une Afrique où ils se gardaient bien d'aller sur les terrains, en bons Québécois qu'ils sont, dans la mesure où ces régions sont pleines de moustiques et de maladies (Ebola !!!) !
Toutes les institutions internationales, du PNUD et de la Banque Mondiale à l'UNESCO, sont pourtant d’accord sur le bilan et mettent en évidence l'état lamentable et parfois même la quasi-inexistence de l'enseignement africain, en particulier primaire. Pour me limiter ici à une expérience personnelle et à un chiffre parlant, une des avant-dernières fois où j'ai visité une classe africaine, en plein centre de Brazzaville, il y avait 74 élèves dans un cours moyen, tous assis par terre, avec, pour toute la classe, un seul livre de lecture que les enfants pouvaient consulter, chacun à leur tour (donc en gros trois fois par an), durant une récréation. Cela se passait, non pas au fond de la brousse ou de la forêt mais dans une école du plein centre d'une des villes les plus « francophones » de l'Afrique francophone.
Plus récemment, à Niamey, faute d'intercompréhension, je n’ai même pas pu, comme je l’aurais souhaité, bavarder avec la maîtresse de la classe que je visitais, classe qui avait été soigneusement préparée à cette fin, comme toujours en pareils cas ! Un autre détail significatif : à l'époque où je tenais encore une sorte de Guinness Book personnel de l’école africaine pour le nombre d'enfants par classe (rappelons que, pour la Banque mondiale, une classe commence à être nombreuse à partir de 80 élèves !) le record que j'avais, pour le cours préparatoire, se situait alors en RCA avec une classe de CP de 243 élèves … en plein air ! Depuis, je ne sais pas !
Nos démolinguistes québécois eux spéculent allègrement sur le nombre des francophones en 2050, alors que tout le monde s'accorde à reconnaître que, d'après les calculs de l'UNESCO, en Afrique subsaharienne, où l'on situe très logiquement les meilleures perspectives de progrès de l'apprentissage de la langue française, il aurait fallu pour 2015 recruter 900.000 enseignants et porter ce chiffre à près de 2 millions d'ici 2030 !
Soyons un peu sérieux ! La politique de diffusion du français est totalement obsolète et par là même absurde, depuis des décennies ; elle ne s'est jamais résolue à adopter la seule solution possible que je propose depuis trente ans : mettre en place un dispositif télévisuel mondial, peu coûteux, donc à la mesure de nos moyens, et surtout efficace, fondé sur la diffusion massive de « telenovelas », attirantes, plaisantes et fidélisantes, en français facile pour les débutants, avec une progression selon des objectifs et une stratégie pédagogiques préalables clairement définis et efficacement mis en oeuvre.
C'est la seule solution envisageable, efficace et qui soit à la mesure de nos ambitions … comme aussi de nos moyens. En somme, et pour finir sur une note un peu plus joyeuse, il faudrait que la francophonie, comme Pistorius, le coureur sud-africain sans jambes, s'équipe de façon adéquate. Doit-on en venir à couper son unique jambe à cette francophonie qui serait déjà unijambiste ?
Je vous éclaire, un peu tard j’en conviens, sur mon titre, comme souvent sibyllin ! En effet, si l'on emploie la formule dont la presse francophone a fait naguère ses titres sur le sujet, en le prêtant alors, à tort je l’espère, à Clément Duhaime, à cette époque administrateur général de l’OIF, « La Francophonie est un géant au pied d'argile « . La Francophonie serait donc un unijambiste que sa grande taille qu’on lui prête ne ferait que rendre moins agile et plus emprunté encore ! Ne doit pas envisager des mesures radicales qui conduiraient à lui couper sa jambe unique pour équiper ses moignons de lames d’acier comme Pistorius, le coureur de 400 mètres plat de RSA qui est pourtant l’un des athlètes les plus rapides sur la distance … lorsqu’il n’est pas en prison pour meurtre ?