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Billet de blog 26 novembre 2015

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Daech et le pétrole : les évidences invisibles

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Dieu sait qu'on a écrit sur Daech et son pétrole, et moi le premier d'abord… et pourtant les évidences de cette question continuent à être sinon ignorées, ce qui est difficile pour des évidences, du moins tues, ce qui manifeste clairement un choix délibéré.

Depuis les débuts de Daech/État islamique le problème de ses ressources pétrolières a été souvent totalement occulté, alors qu'elles étaient indispensables à sa simple survie ; doublement même pourrait-on dire, puisqu'il fallait à la fois, d’une part, du gazole en énormes quantités pour faire fonctionner l’immense et vorace flotte de ses innombrables véhicules militaires et plus encore, d’autre part, pour procurer des ressources financières de plus en plus considérables que nécessitait l'extension constante du territoire que cette organisation entendait contrôler. Or, curieusement, il a fallu attendre très longtemps pour voir simplement mentionner comme des cibles « possibles » les installations pétrolières de Syrie puis d’Irak et ce n'est que, plus récemment encore et, dans des proportions très limitées, que le pétrole a commencé à constituer pour des bombardements des cibles « potentielles » alors qu’elles étaient depuis le début à la fois évidentes et surtout immédiatement décisives et même radicales.

Si l’on se réfère à l’article de Martine Orange « Comment le pétrole finance Daech » (Mediapart, 24 novembre 2015) qui m’a conduit à revenir sur ce sujet, on y lit ce constat incontestable :

« Pendant longtemps, les cibles pétrolières détenues par l’État islamique en Syrie et en Irak n’étaient en rien une priorité pour l’armée de la coalition. Sur les 11 000 attaques répertoriées depuis l’engagement de la coalition en juin 2014, 196 seulement ont visé des infrastructures pétrolières jusqu’en septembre, selon les chiffres publiés par le Financial Times. ».

Comment et surtout pourquoi a-t-on pu attendre plus de deux ans, pas même pour agir dans ce domaine, mais pour poser ce problème ?

Ce n’est que le lundi 16 novembre 2015, que la coalition américaine a pour la première fois bombardé les camions-citernes qui acheminent le pétrole hors des champs pétroliers aux mains de Daech. Plus de 116 camions ont été détruits en une seule frappe. Depuis, les bombardements aériens se multiplient dans la province de Deir ez-Zor, à l’est de la Syrie, où sont situés les champs pétroliers. « Il y a clairement et pour la première fois un tournant. Auparavant, les Américains ont régulièrement visé des oléoducs, des points de collecte, des raffineries mobiles » mais « ils hésitaient à attaquer les camions-citernes », note Francis Perrin, directeur de la revue Pétrole et gaz arabes. Sur la fin, les Russes se sont montrés moins pusillanimes (sans doute pour des raisons que nous verrons dans la suite) et, à peu près au même moment, l’aviation russe s’est engagée à plusieurs reprises, commençant même à approcher les installations pétrolières exploitées par l’État islamique.

Tout cela pose de nombreuses questions, pour la plupart moins militaires que politiques. Le choix même des cibles illustre ces hésitations et ces délais. On a fait clairement le choix de l’attaque, d’ailleurs très tardive on l’a vu, des ressources pétrolières « annexes » (raffinerie, moyens de transport et non pas champs pétrolifères eux-mêmes). Les convois de camions citernes sont évidemment très faciles à repérer mais ils le sont moins que les installations pétrolières elles-mêmes pour lesquelles on dispose de cartes tout à fait précises et actualisées.

On n'en vient à se demander si l'attaque par les Russes de convois de camions citernes destinés à la Turquie ne visait pas moins Daech que le président Erdogan lui-même. Non seulement les relations russo-turques, déjà mauvaises sur la question kurde, se sont fortement dégradées (jusqu’au point de l’attaque récente du chasseur russe par les F16 turcs), mais, à en croire l’opposition interne turque, Bilal Erdoğan (le fils du président) dirige personnellement ce trafic pétrolier et en est le principal bénéficiaire. Ce n’est donc que très récemment et à la lumière de l’évolution générale de la situation que Poutine et Obama se sont mis enfin d’accord pour détruire les camions citernes de la famille Erdoğan et mettre ainsi un terme au trafic pétrolier vers la Turquie, tout en maintenant celui qui permet la survie de Bachar al Assad. Le jour même de cet accord, l’US Central Command bombardait pour la première fois des camions citernes en Irak, tandis que l’armée russe en détruisait plus de 500 en Syrie !

Avant d'aborder, avec un peu de précision, le problème stratégique de l'attaque des ressources pétrolières proprement dites de Daech, il convient de faire le point sur l'ensemble que constitue la production pétrolière dans le domaine que contrôle actuellement l'État islamique. Tout indique en effet qu'on cherche à aborder ce problème des « ressources pétrolières » de Daech de la façon la plus réduite possible. Il serait en effet extrêmement facile de faire cesser, en quelques secondes, la production de champs pétrolifères qu'une simple bombe suffira à incendier, ainsi qu'on a pu le voir autrefois dans la guerre d'Irak.

Le fait de n'envisager l’arrêt de la production des puits de pétrole qu'en Syrie (et non en Irak) est aussi tout à fait significatif. La Syrie n’est qu’un producteur de second plan, d’ailleurs, en outre, en déclin depuis vingt ans. La production de pétrole y avait commencé dans les années 1960, et Shell y était traditionnellement la compagnie dominante. Les plus grands gisements syriens sont maintenant largement en voie d’épuisement et les perspectives de nouvelles découvertes sont très réduites. La production n'est plus que de 460 kbbl/j, contre 590 en 1996. Le pays, en conditions normales, devrait devenir importateur d'ici quelques années.

Rien de tel avec l’Irak. Il n'est même pas sérieux de comparer la production syrienne avec celle de l'Irak qui était, avant la guerre, sept ou huit fois plus importante que celle de la Syrie qui allait sans cesse en diminuant. En Irak même, quatrième exportateur mondial de pétrole et détenant 40 % des réserves mondiales, Daech ne disposerait pas de champs pétroliers importants, estime M. Auzanneau. « Une grande peur était que l’État islamique remette la main sur les puits pétroliers de Kirkouk, dans la zone d’autorité des Kurdes d’Irak, mais il s’est arrêté à Mossoul.

En 2014, d’après Jean-Charles Brisard et Damien Martinez, Daech contrôlait treize champs de pétroliers dans les gouvernorats de Ninive, al-Anbar, Salah ad-Din et Kirkoukce qui représentaient 10 % des capacités de production irakiennes, mais « Daech a perdu les trois-quarts des champs pétroliers dont il disposait dans l’ouest et le nord-ouest de l’Irak, reconquis par les forces kurdes et irakiennes », indique Valérie Marcel, chercheuse associée de l’Institut royal des relations internationales de Londres. Elle évalue la production de Daech en Irak à « 10.000 barils par jour, alors que l’Irak produit 3,4 millions de barils par jour ».

Si l'on se réfère à l'article de Martine Orange déjà cité ( Mediapart du 24 novembre 2015), le fait que, selon elle, Daech contrôle 60 % des ressources pétrolières syriennes, ne signifie pas grand-chose somme toute ; on doit se méfier des chiffres qui circulent comme des « experts » qui les produisent ! On peut toutefois reprendre mais avec des réponses quelque peu différentes, les questions que pose Martine Orange et pour lesquels elle fournit selon ses propres termes « des tentatives de réponses » : « Quel rôle joue vraiment le pétrole pour l’État islamique ? Comment fonctionnent les circuits ? ». « Le pétrole comme nerf de la guerre » : « À la différence des autres groupes terroristes, comme Al-Qaïda, Daech a inscrit sa stratégie de conquête dans un ancrage territorial, une autonomie de financement, une volonté de créer un État. Les chiffres les plus divers circulent sur les revenus de Daech ».

C'est bien vrai et l’étude de Jean-Claude Brisard et Damien Martinez, qui circule et est citée partout, doit être prise avec les plus grandes précautions quand elle évolue à 2000 milliards de dollars la « fortune » de Daech (Damien Martinez est inconnu même de Wikipedia et Jean-Charles Brisard, qui se présente comme « consultant international », titulaire d’un DEA de droit et s’il a créé en 2003 la société JCB Consulting International, elle a été liquidée en 2007).

Le pétrole est bien entendu, même aux yeux d’un Huron comme moi, la ressource majeure de Daech et la condition unique de sa survie! Il est surtout et d’abord indispensable à la conduite de toutes les opérations militaires dans une guerre essentiellement terrestre et dans laquelle il lui faut sans cesse et à tout prix se déplacer sur d’énormes distances et donc trouver du carburant pour tous les véhicules de cette armée. Or elle en possède de nombreux et des plus modernes, depuis la capitulation totale de l'armée irakienne qui avait été abondamment équipée en cette matière par les Etats-Unis. Le pétrole est donc pour Daech bien plus que le simple « nerf de la guerre » !

Je suivrai en revanche tout à fait M. Orange quand elle observe que « le pétrole a, en tout cas, un statut à part pour les responsables de l’État islamique. Alors que toutes les autres activités sont largement déconcentrées, tout ce qui relève du pétrole est très centralisé ». Je ne rajouterai qu'une remarque mais elle est capitale ; « Tout ce qui relève du pétrole est extrêmement vulnérable !

« Quelle est la production pétrolière de Daech ? » s'interroge Martine Orange et je ne me poserai même pas cette question, me bornant a constater que quelle que soit cette production, les bombardements peuvent la faire cesser totalement en un instant. La seule et unique question qu'il faut se poser est la suivante : « Quand se décidera-t-on à mettre un terme définitif à cette production ? » L'Irak lui-même serait sans doute très favorable à une telle solution, même si elle affectait quelques champs pétrolifères irakiens qui sont en possession de Daech (moins de 10% du total) car, du jour au lendemain, le reste de la pollution irakienne s'en trouverait très fortement valorisé puisque Daech casse les prix !

Le directeur de la revue Pétrole et Gaz arabes remarque avec bon sens « À part Daech, personne n’a les vrais chiffres sur sa production pétrolière. Et je serais très étonné qu’il accepte un jour de les publier. Au mieux, on peut donner un ordre de grandeur. Compte tenu de toutes les difficultés de production, je ne pense pas que la production totale dépasse les 50 000 barils par jour ». Tout indique, on l’a vu, que c’est désormais beaucoup moins que ça ! Il est, de toute façon, parfaitement inutile de poser ce genre de questions et de s'interroger sur la production pétrolière de Daech, la seule question intéressante et importante est celle de savoir pourquoi on n'y met pas immédiatement un terme définitif et quand une telle décision sera prise.

« Qui achète le pétrole de Daech ? » se demande M. Orange. La question est purement rhétorique comme on l’a vu ! On sait parfaitement qui achète ce pétrole. Il est acheté soit en Syrie même par Bachar al Assad lui-même qui en a évidemment le plus grand besoin pour les restes de sa propre armée et surtout par la Turquie à travers un système dont le principal bénéficiaire serait Bilal Erdogan le fils du président actuel.

Les enquêtes et les études les plus sérieuses sur le trafic du pétrole de Daech mettent plutôt en lumière une contrebande locale et régionale qui rend plus indispensable encore, si l’on veut réellement anéantir Daech, le bombardement des puits de pétrole eux-mêmes ! L’attaque des infrastructures de raffinage comme celle du transport pétrolier n’a conduit en effet qu’à l'organisation rapide d'une contrebande spécialisée. « Des norias de camions citernes, appartenant en partie à Daech, en partie à d’autres contrebandiers, attendent parfois pendant des jours pour prendre livraison du brut sorti des puits. Depuis les bombardements américains et russes, ils s’en tiennent éloignés et n’arrivent qu’au dernier moment. Par la suite, ce pétrole, raffiné ou non, est acheminé par tous les moyens possibles, à dos d’âne, de cheval, par petits bateaux, par jerricans, en dehors de la zone contrôlée par Daech. Le département turc contre la fraude et le crime organisé, cité par le centre de recherche Trends, rapporte que des petits oléoducs de contrebande, cachés sous forme de système d’irrigation, ont été établis de part et d’autre de la frontière entre la Syrie et la Turquie ».

Comme d’autres, restés sans ressources, ont trouvé de l’emploi dans l’armée de Daech, des responsables baasistes du régime de Sadam Hussein se sont impliqués dans ce trafic du pétrole car la contrebande pétrolière qui existait déjà pendant les années d’embargo sous Saddam. « La contrebande est d’abord régionale », affirme Francis Perrin, directeur de la revue Pétrole et gaz arabe. La Turquie, la Jordanie, l’Irak, la Syrie sont les premières destinations de ce pétrole bradé par Daech, faute de pouvoir le vendre plus cher. Les estimations les plus variées circulent sur les revenus pétroliers obtenus par Daech. Quand auparavant Daech pouvait arriver à vendre son baril autour de 40-45 dollars, il ne le vend plus qu’entre 20 et 25 dollars ; certains citent même le chiffre de 10 dollars !

Tout indique donc que Daech connaît une nette baisse des profits tirés du pétrole et on tue les otages faute d’acheteurs ! « Les numéros de Dabiq [la revue de Daech] étaient remplis de promesses : ils allaient mettre du pain sur les tables, de la nourriture sur les marchés. Aujourd’hui, ils ne parlent plus que de théologie », constate Tom Keatinge, directeur au Centre de recherche et d’études RUSI. Il ajoute « Ils ont pris des engagements qu’ils sont dans l’incapacité de tenir. Le prix du gaz a été multiplié par dix, le téléphone ne fonctionne plus, les ordures ne sont plus ramassées ».

Comme l’Empire Ottoman d’autrefois et, en dépit des apparences que tentent de sauver la communication et les attentats, Daech est désormais « l’homme malade » du Moyen Orient. Quand la « coalition », qui se divise à peu près sur tout en raison des divergences dans les intérêts de chacun, se décidera-t-elle à donner le coup de grâce à l’Etat Islamique par quelques bombes opportunes sur les champs pétrolifères de Daech ?

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