De la F/francophonie (2)
En Afrique, la relation entre les langues et les cultures est un sujet très complexe et très actuel qui interpelle tant les chercheurs que les créateurs. Notamment, en ce qui concerne la langue française telle qu’on la pratique dans les espaces dits « francophones », à l’oral comme à l’écrit, dans la conversation quotidienne, dans les médias ainsi que dans les œuvres littéraires, on remarque que le français a progressivement acquis une vocation plutôt instrumentale et de langue de communication, parfois presque de langue véhiculaire, ou de « lingua franca ».
Ces remarques, qui ouvrent la description du thème qui nous était proposé lors du colloque de Milan (« Francophonies et Francographies africaines »), posent elles-mêmes tant de questions qu’il m’est difficile de ne pas faire d’emblée, à leur sujet, certaines remarques liminaires ; elles forment quelques éléments de réponses qui suffiront sans doute largement à occuper l’ensemble de l’espace éditorial qui m’est imparti, mais elles me paraissent indispensables, ne serait-ce que pour une information plus sûre des lecteurs de ce numéro de Repères-DoRif où est est paru ce texte auquel je n’apporte que quelques actualisations indispensables.
Un tel choix me paraît d’autant plus inévitable que l’image qui est donnée de la francophonie africaine à laquelle je me limiterai ici (je suis linguiste et non sociologue de la littérature) ne paraît pas refléter exactement les réalités du terrain africain que je connais. Font aussi d'ailleurs ce travestissement un certain nombre de représentations, officielles ou à visées plus scientifiques comme l'État de la francophonie dont il me semble indispensable, au moins pour l’Afrique, de corriger les perspectives souvent résolument hagiographiques.
Pour éclairer, ne serait-ce que la première phrase de ce texte (« En Afrique, la relation entre les langues et les cultures est un sujet très complexe et très actuel qui interpelle tant les chercheurs que les créateurs »), il me paraît sage d'examiner, à la fois, l'histoire même de la francophonie qui est très mal connue, voire volontairement biaisée et qui, en tout cas, reste à faire de façon un peu sérieuse, comme les réalités, actuelles, concrètes et immédiates des États africains dits « francophones ».
- Très brève mais réelle histoire de la francophonie
Comme on le sait, la francophonie « institutionnelle » a désormais plus d'un demi-siècle d’existence puisqu'elle est née à Niamey en 1969-1970 lorsqu'y a été créée « l'Agence de coopération culturelle et technique », l’AGECOOP dite, dans la suite, ACCT. Ce terme lui-même mérite attention puisqu'il a fallu près d'un demi-siècle pour passer de l'ACCT/AGECOOP à l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) avec une étape par l’AIF (Agence Intergouvernementale de la Francophonie). Ces changements de dénominations et donc d'acronymes ne sont pas, comme on va le voir, insignifiants, au moins au plan politique.
1.1. Francophonie et Francophonie
Le mot « francophonie » lui-même pose d’emblée problème. Le Trésor de la langue française, qui est notre meilleure référence lexicographique pour le français moderne, présente le terme comme un dérivé relativement récent de " francophone " (adjectif ou substantif : "(celui, celle) qui parle français ". Francophonie " ; " Francophonie (subst. fém.). Ensemble de ceux qui parlent français ; plus particulièrement ensemble des pays de langue française".
La première attestation du mot serait chez R. Queneau, mais il existe, en fait, des emplois bien antérieurs chez le géographe Onésime Reclus (1880) qui use du terme dans plusieurs de ses œuvres entre 1880 et 1889 (cf. R. Chaudenson 1989 : 21-24). Ce qui est en tout cas sûr c'est le caractère premier du sens " linguistique " du mot, même si la seconde partie de la définition de " francophonie " donnée par le TLF ne témoigne pas, compte tenu de la date de rédaction du volume, d'une grande attention aux réalités de ladite francophonie géopolitique qui était pourtant constituée depuis bon nombre d'années quand a été rédigé cet article du TLF.
En bonne logique lexicologique et cette démarche est celle qu'adopte le TLF, si " francophone " désigne " celui ou celle qui parle français ", la " francophonie " est peut-être, « l’ensemble de ceux qui parlent français ", mais aussi, pourrait-on dire, d'abord et surtout, la " capacité de parler français ", cette compétence particulière permettant ensuite de définir la première catégorie proposée. On pourrait unir les deux éléments dans " ensemble de ceux qui sont capables d'utiliser la langue française ". La francophonie se définit donc, en première analyse, logiquement, en termes de compétences linguistiques.
Le second sens, géopolitique, n'est d’ailleurs pas celui que signale le TLF qui, rappelons-le donne comme élément " plus particulier " de la définition " ensemble des pays de langue française ". Dans le début des années 70, au moment même de la création de l'AGECOP, il était déjà tout à fait impossible de donner une telle définition, sauf à y ajouter l'adjectif " officielle " (" de langue française officielle " ou " dont la langue officielle est le français "). Encore cette définition posait-elle des problèmes de natures diverses dans certains États dépourvus de langue officielle ou en possédant plusieurs (en vrac la Belgique, le Luxembourg ou Maurice par exemple).
Si la définition linguistique du terme a le mérite de la clarté (on peut tester objectivement et même scientifiquement la compétence linguistique dans une langue donnée, soit individuellement, soit statistiquement pour une population donnée), on est de plus en plus embarrassé pour donner une définition géopolitique de ce terme. Aujourd'hui elle ne pourrait guère être que « ensemble des États et Gouvernements qui appartiennent à diverses institutions qui se réclament de la Francophonie ».
On ne peut même pas prendre pour référence l'appartenance à l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) ou à l'Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) puisque, par exemple, si l'Algérie n'est pas membre de l'OIF, des universités algériennes font partie de l'Agence Universitaire de la Francophonie qui, elle-même, apparaît comme « opérateur direct » de l’OIF. On ne sait donc même pas trop si l’on peut avoir recours, pour définir une francophonie géopolitique aux contours flous, à ce critère d'appartenance, tout en sachant bien, en outre, que la corrélation avec la francophonie proprement linguistique est de plus en plus incertaine.
( La suite demain)