Après avoir oublié le conflit israélo-palestinien pendant des années, la plupart des États et la presse l'ont redécouvert le 7 octobre quand le Hamas, d'autres mouvements palestiniens et des citoyens gazaouis ont pénétré dans Israël et tué environ 1200 civils et militaires (une partie d'entre eux ont sans doute été tués par les forces israéliennes lors de leur intervention). Depuis lors, condamnations de la barbarie du Hamas, affirmations du droit d'Israël de se défendre et relations distanciées des massacres de gazaouis ne font que poursuivre cet oubli de l'histoire. Or le présent ne peut être compris sans tenir compte du passé, de tout le passé. Oublier les racines d'un conflit ne permet pas d'imaginer des portes de sortie et encore moins d'en construire. C'est l'impuissance assurée, à moins que l'objectif poursuivi soit la guerre sans fin ou la disparition physique de l'une des parties.
Penchons-nous donc quelque peu sur les racines du conflit dont les premières graines datent de plus d'un siècle.1
Tout commence avec l’invention du sionisme à la fin du 19e siècle, dont l'objectif est d'établir en Palestine un foyer national juif : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Or la Palestine de la fin du 19e siècle est peuplée à 90 % d’Arabes et seulement d'environ 6 % de Juifs. Le sionisme2 est alors un corps étranger dans la région, vu par les Arabes de Palestine comme une menace de dépossession et d’expulsion. Il bénéficie d’un soutien européen avant 1914, puis britannique et finalement étasunien, Israël se posant d'ailleurs comme citadelle de l’Occident dans la région et conservant le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique. Sionistes et Occidentaux ne tiennent aucun compte de l'avis des Arabes de la région.3
Jusqu'à la seconde guerre mondiale, le sionisme est une réponse à l'antisémitisme européen diffus sur tout le continent et particulièrement intense en Europe de l'Est.4 Les juifs y sont depuis des siècles accusés de tous les défauts du monde et d'être responsables de tous les problèmes : de parfaits boucs émissaires. Cet antisémitisme se traduit par de l'ostracisme allant jusqu'au meurtre et aux pogroms, culminant avec l'assassinat de millions de Juifs par les nazis. Le comportement des Européens a donc favorisé la naissance du sionisme.
La Palestine est choisie par les sionistes parce que la religion juive et la Bible affirmeraient qu’Israël est la Terre promise par Dieu aux juifs qui seraient tous originaires de cette terre et en auraient été chassés, se dispersant dans le monde. Cette interprétation de l’histoire juive est l’œuvre, dans la seconde moitié du 19e siècle et au début du 20e siècle, de talentueux reconstructeurs du passé, dont l’imagination a inventé, sur la base de morceaux de mémoire religieuse, juive et chrétienne, un enchaînement généalogique continu pour le peuple juif. Or les historiens ont établi à partir de la fin des années 1980 que la diaspora juive ne naquit pas de l’expulsion des Hébreux de Palestine, mais de conversions successives en Afrique du Nord, au Proche-Orient et du Caucase à l’Ukraine actuelle. Les juifs de ces dernières régions seront plus tard refoulés vers l'est de l'Europe, au 13e siècle5. Il n'existe donc pas de peuple juif, mais des communautés religieuses juives constituées dans diverses régions du monde, dont certains membres ont émigré, et des descendants de ces juifs qui n'adhèrent plus à la religion de leurs ancêtres. Le peuple juif est donc une invention d'idéologues sionistes sur une base religieuse et nationaliste (un état pour un peuple ethniquement pur). Cette construction va être un piège pour les Juifs, car il est facile de passer du peuple à la race (qui est aussi une construction idéologique), ce que vont faire les nazis qui, voulant la faire disparaître, lui ont donné une existence juridique.6
Des juifs venant principalement d'Europe ont ainsi acquis progressivement des terres en Palestine et s'y sont installés. Dès 1920 les Palestiniens arabes s'opposent à ces implantations par des émeutes, qui ont fait par exemple 5000 morts arabes et 500 côté juif dans les années 1930, suivies d'attentats terroristes perpétrés par des juifs. En 1945, les juifs forment alors un tiers de la population de Palestine : l’immigration juive est encore loin d’avoir l’ampleur espérée par les sionistes et la majorité juive n'est pas près de se concrétiser.
En 1947, l'Assemblée générale des Nations unies nouvellement créées adopte la résolution 181 qui prévoit le partage de la Palestine en un État arabe et un État juif, tandis que la ville de Jérusalem et sa proche banlieue sont placées sous contrôle international. Il est à noter que la majorité des deux tiers n'étant pas acquise, les États-Unis exercent de très fortes pressions sur le Liberia, Haïti, les Philippines et la France pour qu'ils votent pour ou s'abstiennent, « les moyens de coercition exercés sur ces pays confinant au scandale » selon le secrétaire de la Défense des États-Unis James Forrestal. Pour la France, ce sera un chantage au plan Marshall.
Tous les pays arabes ou à forte population arabe ou musulmane ont voté contre : Afghanistan, Arabie saoudite, Égypte, Inde, Iran, Irak, Liban, Pakistan, Syrie, Turquie et Yémen. Les Arabes palestiniens et les dirigeants arabes soutiennent que le partage constitue une violation du droit de la majorité des habitants de la Palestine. Il est difficile de ne pas le reconnaître.
La conséquence immédiate du vote de la résolution est le déclenchement de la guerre civile de 1947-1948 en Palestine, puis la proclamation unilatérale du seul État juif en mai 1948, suivie de la nomination du premier médiateur officiel de l'histoire de l'ONU, le comte Bernadotte, dont la mission est de faire cesser les combats et de superviser la mise en application d'un partage territorial entre Israël et les États arabes. Il sera assassiné en septembre 1948 par le groupe sioniste Stern7. Puis suivra la guerre menée en 1948-1949 par l'Égypte, la Syrie, l'Irak et la Jordanie contre Israël que perdent les États arabes, mal organisés et désunis.
En 1947, des pays tiers lointains s’arrogent donc le droit de déchoir les Palestiniens de leurs droits sur une partie de leur terre, au milieu d'États qui n'en veulent pas. L'Holocauste a en effet légitimé chez les Européens et les Étasuniens l’idée d’une terre d’accueil pour les Juifs. Les pays occidentaux,qui n'avaient pas su protéger les Juifs desfascistes, fermenttout comme les pays de l'Est leurs portes aux rescapés qu'ils n'ont aucune envie d'accueillir par peur de l'antisémitisme de leurs populations, et soutiennent le projet sioniste, ce qui leur permet en outre de créer une nation amie au Moyen-Orient. Or ce ne sont pas les Palestiniens qui ont commis l'horrible génocide de l'Holocauste, mais les forces fascistes engendrées par l'Europe.
La création de l'État d'Israël par l'ONU apparaît donc comme choquante, car elle fait supporter des problèmes européens aux habitants d'une autre région qui n'en sont nullement responsables. Où est le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ? Où est le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même ? Qu'en est-il du principe de responsabilité des pays européens quant à leur passé ?
La résolution de 1947 des Nations unies est en outre bafouée car aucun État palestinien n'est créé et Jerusalem n'est pas administré internationalement. Aussi, la légitimité d'Israël au titre de la résolution des Nations unies est-elle problématique puisque cette résolution n'a été que partiellement appliquée. Peut-on se prévaloir d'une partie d'un accord en en ignorant le reste ? On en voit les conséquences désastreuses.
En gagnant la guerre de 1948, Israël conquiert 26 % de territoires supplémentaires par rapport au plan de partage et prend le contrôle de 78 % de la Palestine de 1947. La guerre s'accompagne d'un double bouleversement démographique : d'une part l'expulsion programmée de 700 à 800 000 Arabes de Palestine entre novembre 1947 et juillet 1949, ce qui peut être considéré comme un nettoyage ethnique, suivie de la confiscation de leurs terres et biens – une spoliation – en 1950 ; d'autre part dans les vingt années qui suivront l'arrivée en Israël de plus de 850 000 juifs du monde arabe, puis entre 1989 et 2002 d'un million de juifs russes. Aujourd'hui, les réfugiés palestiniens sont plus de cinq millions à "vivre" pauvrement à l'étranger, dans les divers pays de la région, avec l'aide de l'ONU.
En juin 1967, suite à des provocations égyptiennes, Israël attaque les armées égyptienne, jordanienne et syrienne et les défait en six jours. Il annexe Jérusalem et le plateau du Golan, et fait de la bande de Gaza et de la Cisjordanie des sortes de protectorats. En octobre 1973, l'Égypte et la Syrie attaquent à nouveau Israël, sans résultat, ce qui conduit à un cessez-le-feu. Ces guerres montrent d'une part l'impuissance des nations arabes voisines à contrer l'implantation juive en Palestine au détriment des Palestiniens, et confortent d'autre part la perception par les Israéliens d'un risque vital comparé à l'Holocauste.
À partir de 1967, en dépit du droit international, Israël n’a cessé d’implanter des colonies sur le territoire palestinien. Au fil des affrontements, des expulsions, des réquisitions israéliennes sous les prétextes les plus divers, les Palestiniens ne disposent plus que de confettis de territoire, isolés les uns des autres et où Israël pénètre quand bon lui semble. Alors que le territoire palestinien représentait en 1948 45 % de la Palestine, il ne représente plus début 2023 que quelques pourcents, des miettes sans continuité territoriale, placées sous blocus israélien ou sous restriction de circulation, cernées de murs, et sans cesse attaquées par des colons en Cisjordanie.
Aucune des très nombreuses résolutions et condamnations de l'ONU8 le concernant n'est respectée ni prise en compte par Israël, fort du soutien financier et militaire des États-Unis et du laisser faire des nations européennes, si promptes pourtant à brandir les résolutions onusiennes dans d'autres contextes pour exiger leur application.
Face à cette situation, comment s'étonner que les peuples arabes et plus généralement les peuples du Sud soutiennent fermement les Palestiniens et considèrent les Occidentaux comme des hypocrites soutenant une colonisation ? Comment ne pas comprendre que la colonisation d'un peuple, la spoliation de ses terres, l'apartheid ne peuvent déboucher que sur des explosions ? Et qu'une explosion est toujours atroce ?
Du côté juif israélien, la perception du conflit est tout autre. Israël a accueilli à partir de 1947 des personnes qui sont venues en dernier recours, parce qu’il n’y avait nulle part où aller. Descendants d'innombrables victimes de l'antisémitisme européen ou victimes eux-mêmes, traumatisés par l'extermination hitlérienne, persuadés que le monde entier est contre eux et qu'ils sont l'éternelle victime, les immigrants juifs d'Israël sont persuadés de la nécessité impérieuse de se construire un chez soi, d’avoir échappé au monde et de n’avoir plus de comptes à lui rendre. La société israélienne devient rapidement agitée par la terreur de l’extermination aux mains des Arabes – terreur dont l’intensité est si souvent hors de toute proportion avec la réalité du danger qu’il est difficile de ne pas y voir un surgissement de l’effroi du génocide. Cette angoisse existentielle ne laisse aucune place à la perception et à la souffrance de l’autre, le Palestinien.9
Cette angoisse névrotique bien compréhensible est en outre cultivée et instrumentalisée par les autorités israéliennes, avec l'objectif du Grand Israël. C'était déjà l'objectif des forces fascisantes juives comme l'Irgoun et Stern qui, selon la lettre ouverte d’Einstein et d'Hannah Arendt du 2 décembre 1948, « par des méthodes de gangsters […] ont inauguré le règne de la terreur au sein de la Communauté juive de Palestine ». Ces forces étaient dirigées alors par de futurs premiers ministres (Menahem Begin en 1977 et Yitzhak Shamir en 1986), et donneront le Likoud actuellement au pouvoir avec Benyamin Netanyahou à sa tête.10
Et tout ceci sans que les Européens et Étasuniens qui ont créé Israël tentent d'accompagner Israël pour que son traumatisme ne se transforme pas en tragédie pour les Palestiniens et pour qu'Israël puisse vivre en paix au Proche-Orient. Au contraire, Européens et Étasuniens n'ont jamais rien fait pour obliger Israël à respecter les résolutions des Nations unies, tout lui étant permis.
Mais qui sème le vent récolte la tempête.
L'atrocité de l'attaque du 7 octobre n'est nullement due à une prétendue barbarie propre aux Palestiniens, à un « axe du mal » opposé à la « civilisation », mais certainement à une humiliation permanente des Palestiniens par les sionistes et à un ensemble de décisions ou de non décisions des Occidentaux (et jusqu'aux années 1990 des États socialistes européens) qui ont permis aux sionistes de s'imposer sur un territoire qui n'était pas le leur et de poursuivre une politique coloniale avec les inévitables violences qui en découlent.
Si la résolution des Nations unies de 1947 n'a été appliquée que partiellement au seul bénéfice de la création d'Israël, sept millions de Juifs et sept millions d'Arabes habitent aujourd'hui sur le territoire d'Israël et de la Palestine. Il n'est pas pensable de revenir sur cette réalité et de refuser aux Israéliens non arabes le droit de vivre sur ce territoire : la nation israélienne existe bel et bien et ne peut être remise en doute aujourd'hui, mais tout en reconnaissant la fragilité de la création d'Israël en droit, l'inexistence d'un quelconque droit au retour des juifs, le droit au retour des réfugiés palestiniens, et enfin le droit des Arabes palestiniens et des Juifs israéliens de vivre dans des frontières sûres et reconnues.
1Merci à Yves Gonzalez-Guijano et Nicole Kahn pour leurs commentaires.
2Le sionisme était multiple, mais nous faisons ici référence au sionisme réellement mis en œuvre.
3Henry Laurens : « On est sur la voie d’un processus de destruction de masse » à Gaza, Médiapart, 19 nov. 2023. https://www.mediapart.fr/journal/international/191123/henry-laurens-est-sur-la-voie-d-un-processus-de-destruction-de-masse-gaza. Israël, Hamas : un nouveau conflit israélo-arabe ? une conversation avec Henry Laurens. https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/19/israel-hamas-un-nouveau-conflit-israelo-arabe-une-conversation-avec-henry-laurens-1/
4La perception des juifs ailleurs dans le monde, et notamment dans les pays arabes, était bien différente avant la création d'Israël : celle d'une communauté particulière à côté des autres communautés, sans ostracisme particulier. Il serait tout à fait abusif d'étendre l'antisémitisme européen au monde entier, et tout particulièrement de la part des descendants des antisémites européens.
5Shlomo Sand, historien, professeur à l’université de Tel-Aviv : Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard, 2008. Comment fut inventé le peuple juif, le Monde Diplomatique, août 2008. https://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/SAND/16205
6De l'existence ou de l'inexistence d'un peuple juif découle l'écriture du substantif "juif" avec ou sans majuscule : "Juif" s'il s'agit d'un peuple (comme "Arabe"), "juif" s'il s'agit d'un pratiquant de la religion juive (comme "musulman"). Edgar Morin, Juif, adjectif ou substantif ?, le Monde,11 oct. 1989. https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/10/11/point-de-vue-juif-adjectif-ou-substantif_4127587_1819218.html
7https://fr.wikipedia.org/wiki/Folke_Bernadotte
8Il s'agit de plus de 50 résolutions et condamnations de l’ONU, par exemple au nombre de 34 entre 1947 et janvier 2009 : Au mépris du droit. 1947-2009 : une impunité qui perdure - Résolutions de l’ONU non respectées par Israël, Le Monde Diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/2009/02/A/16775
9Olivier Tonneau, Lettre aux antisionistes, blog Mediapart, 14 nov. 2023. https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau/blog/141123/lettre-aux-antisionistes
10Yorgos Mitralias, Quand Einstein appelait « fascistes » ceux qui gouvernent Israël depuis 44 ans..., CADTM, 31 oct. 2023. http://www.cadtm.org/Quand-Einstein-appelait-fascistes-ceux-qui-gouvernent-Israel-depuis-44-ans. Gilbert Achcar, Palestine, le spectre de l'expulsion, Le Monde Diplomatique, déc. 2023.