Dans un reportage télévisé diffusé pendant la campagne de la présidentielle de 2007 une séquence était consacrée au vote des “petites gens”. La scène se situait, semble-t-il, dans le nord de la France. Un homme, d'apparence simple, apparaît d'emblée à l'image découpant un rôti de porc, très gras, pour autant que l'on puisse en juger. Tout en tranchant dans le rôti qui grésille encore, il se déclare smicard, père de cinq enfants et nous informe que sa femme qui apparaît brièvement à l'image en train de repasser du linge a perdu son emploi.
Un pauvre-type ?
Les corpulences des parents sont en rapport avec l'apparence du rôti. Manifestement on se nourrit au prix les plus bas du hard discount local et dans ce foyer la diététique est un concept ignoré, à l'usage des riches. On retrouve ensuite le père de famille assis à la table de sa salle à manger devant le bahut de son séjour rustique flamboyant. Bien que la décoration n'ait pas été montrée on peut imaginer que le bahut soit surmonté d'une tapisserie représentant un berger allemand figé dans la posture du fidèle gardien, réalisée à la main par une belle-mère soucieuse de protéger ses petits-enfants des dangers de ce monde dont la télévision étale la violence à longueur d'émissions.
Interrogé sur sa vie, il la décrit en peu de mots : quand on a payé le loyer, les charges locatives, l'électricité, le chauffage, la nourriture il reste en général une vingtaine d'euros pour s'offrir la sortie mensuelle qui fait tant plaisir aux enfants : le repas au Mac Do…Cela permet à l'intervieweur de rebondir sur l'élection présidentielle présentée comme porteuse a priori de changement dans cette vie figée par les contraintes draconiennes du budget familial. Et de lui poser la question : “Avec le smic à 1500 € vous ne pensez pas que votre vie va s'améliorer ?”
Il répond aussitôt, comme mû par un ressort intérieur : “Mais les entreprises, Y pourront Pô !” ( traduction : “elles ne pourront pas !”).
Un type pauvre ou un pauvre type ?
Cette séquence atteint le tragique. Elle porte en elle-même l'explication radicale de la perpétuation des injustices et des inégalités sociales dans ce pays (et dans bien d'autres). Quand les victimes d'une organisation sociale inégalitaire au possible adhèrent de la sorte au système de valeurs qui crée précisément leurs conditions d'existence alors la perpétuation de ce système est assurée.
On comprend mieux pourquoi les principaux médias sont aux mains des grands groupes industriels et financiers et aussi pourquoi les dirigeants des médias publics sont désormais nommés par le pouvoir politique. Car les médias de masse ne réservent pas seulement du temps libre dans les cerveaux afin d'y installer de la soif de Coca-Cola, mais aussi et surtout ils réalisent de vraies performances dans le contrôle social. Des performances du calibre de ce petit chef d'œuvre qui consiste à déterminer un smicard avec femme et 5 enfants à charge à énoncer l'évidence de ce constat sans appel : “Les entreprises, “Y pourront Pô” !
Deux ans après cette séquence, la crise est là. Elle a révélé des inégalités encore plus démesurées, des milliards de dollars s'évaporent chaque jour, d'énormes déficits se creusent, le chômage explose … Dans ce charivari où en est notre smicard ? A-t-il encore son emploi ? A-t-il participé aux manifestations de 2009 pour réclamer le pouvoir d'achat qui lui a été promis ? Sa famille peut-elle encore faire sa grande sortie mensuelle au Mac Do ?
A moins qu'il ne dise, à l'instar de Coluche évoquant une crise antérieure : “Il paraît que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c'est une crise. Depuis que je suis petit, c'est comme ça.”