Aujourd'hui, en politique, il n'est pas de gouvernants qui ne se réclament du pragmatisme. Singulièrement quand ils sont conduits, sous la pression des circonstances, à faire toute autre chose, et parfois même le contraire, de ce qu'ils ont annoncé. Mais qu'est-ce donc que cette doctrine si accueillante et si flexible, ce joker qu'on a toujours dans son jeu et que l'on peut jouer et rejouer indéfiniment ?

C'est le philosophe, logicien et sémioticien américain Charles S. Peirce qui en a formulé les principes et écrit la maxime (c'est pourquoi on parle souvent du “pragmatisme anglo-saxon” ). Rapidement, afin de se démarquer des interprétations simplistes qui firent son succès immédiat, il en donna une deuxième version plus complexe et plus rigoureuse le renomma “pragmaticisme”. Cependant c'est la première version qui prospéra. Elle ne cessa de se dégrader à proportion des justifications qu'elle procurait aux actions les moins fondées en raison. Dans le sens commun, faire preuve de “pragmatisme” est devenu synonyme de savoir se plier aux réalités, savoir adapter ou réadapter son comportement ou sa conduite aux résistances rencontrées dans la mise en œuvre d'un projet, qu'il soit politique ou personnel. On l'invoque comme un talisman qui conférerait compétence, réalisme et même sagesse…De plus il est censé protéger des agissements néfastes inspirés par des théories fumeuses, conçues a priori, mises en oeuvre sans discernement, par pure idéologie. Autant de pratiques attribuées à ceux que leur position sociale couperait des réalités, tels les énarques, intellectuels ou penseurs critiques.
Le pragmatisme est d'abord une théorie de la robustesse des représentations.
Les possibilités d'instrumentaliser le pragmatisme sont inhérentes à la conception de la vérité qu'il instaure. A l'origine il y a la méthode scientifique. Peirce l'a importée des sciences exactes vers la philosophie dans un texte célèbre intitulé “La logique de la science : Comment rendre nos idées claires” publié en 1879 dans la Revue Philosophique. C'est l'action dans le monde qui est le critère de la justesse d'une idée (entendons de son adéquation au monde dans lequel on agit en suivant cette idée). Les effets de l'idée qui guident une action confirment ou infirment la vision d'ensemble à laquelle cette idée concourt. En d'autres termes, les représentations du monde qui résistent aux pratiques qu'elles inspirent, celles qui se révèlent les plus robustes, sont réputées “plus vraies” que les autres. De plus, deux idées qui produisent les mêmes effets doivent être regardées comme identiques. La métaphore de la traite commerciale proposée par John Dewey illustre parfaitement ce propos :
“En d'autres termes, une idée est une traite tirée sur des choses existantes et une intention d'agir de façon à les arranger d'une certaine façon. D'où il suit que si la traite est honorée, si des existences, découlant de ses actions, se réarrangent ou se réajustent de façon proposée par l' idée, cette idée est vraie.”
On peut dire que ce pragmatisme que j'appellerai “radical” pour le distinguer de sa forme dégénérée, l'opportunisme déguisé en “pragmatisme du sens commun”, est indissociable de la mise en œuvre dans le monde d'une action conçue (c'est-à-dire mettant en œuvre une conception explicitable). Ce dernier est en fait une sorte de bonne à tout faire extrêmement accommodante pour les gens de pouvoir. Il permet d'échapper aux jugements de valeur en reniant allégrement des engagements. Il dispense de toute cohérence en regroupant artificiellement un bric-à-brac de mesures hétéroclites voire contradictoires. Il évacue toute responsabilité en invoquant la nécessité de se plier à des impératifs venus d'un ailleurs vague et lointain.
Le pragmatisme pour masquer opportunisme et médiocrité
Le sens commun a poussé le simplisme jusqu'à réduire le pragmatisme à une sorte de philosophie de l'action qui se résumerait à rechercher “ce qui marche”. Une des antiennes favorite des politiciens en quête de projet politique consiste à scruter ce qui se fait dans d'autres pays et à l'importer dans le leur au titre du pragmatisme. Et ils s'accordent d'autant plus de mérite lorsque le pays qui retient leur attention est gouverné par la gauche lorsque eux-mêmes sont de droite et vice-versa. C'est ainsi que dans la présidentielle de 2007 les pays scandinaves ont fait l'unanimité des principaux candidats au point d'apparaître comme le parangon de toute société soucieuse de maintenir ses acquis sociaux et de lutter contre le chômage. Le système d'éducation finlandais présentait, par exemple, une vertu cardinale aux yeux de tous, celle d'obtenir les meilleurs résultats avec le coût le moins élevé. Dans tous les cas, même si on invoquait vaguement la nécessité “d'adapter” ces “réussites” on faisait bon marché du respect minimum de toute expérimentation à prétention scientifique qui se résume dans la formule “toutes choses égales d'ailleurs”. Car il n'est point besoin d'argumenter pour voir combien chacun de ces pays est, à tous égards, différent du nôtre. La justification pragmatique a fonctionné, une fois de plus, comme un cache-misère, un défaut d'imagination créatrice. Et le risque encouru c'est évidemment de perdre du temps à essayer d'adapter des conceptions inadéquates plutôt que d'en inventer avec les vrais acteurs pleinement concernés.
Aujourd'hui, l'invocation compulsive du pragmatisme est un indicateur précis du désarroi, de l'impuissance et aussi de la médiocrité intellectuelle quant aux réponses à apporter à la crise. Contre-pied en matière économique avec le recours aux emplois aidés tant décriés et raillés : pragmatisme ! Nationalisation partielle des banques dans le plus pur style social-démocrate : pragmatisme ! Travail du dimanche, une mesure ultra-libérale : pragmatisme ! La liste est loin d'être exhaustive… A ce rythme le “n'importe quoi”, faire tout et le contraire de tout vont devenir l'alpha et l'oméga de l'action politique. Finalement, on aura recouvert d'un terme distingué le recours, en désespoir de cause, à une accumulation chaotique de mesures, hors de toute pensée organisatrice de l'action. “Pragmatisme” est devenu l'autre nom de l'opportunisme.