“Vous voilà débarrassé d'un préjugé qui vous coûtait cher” , c'était le slogan dans les années cinquante de la margarine Astra, immortalisé par Roland Barthes comme l'une des Mythologies de l'époque, une “vaccine”. En ce temps-là la margarine (à l'huile de colza ) s'attaquait au marché des corps gras culinaires grâce à son prix inférieur à celui du beurre. Mais elle devait “vacciner” le corps social contre des préjugés tenaces à son égard. Aujourd'hui sa richesse en Omega 3 “magiques” a fait de l'huile de colza un parangon de la bonne nutrition. Le mythe s'est inversé mais la vaccine est toujours d'actualité …
Homéopathie sociale
En fait les premiers exemples de “vaccine” selon Barthes concernent des opérations de communication sur l'armée et sur l'église. Pour la première par exemple, elle consiste dans un premier temps à “manifester sans fard le caporalisme de ses chefs, le caractère borné, injuste de sa discipline”, puis, dans un second temps, à plonger “dans cette tyrannie bête” un “archétype du spectateur”, “un être moyen, faillible mais sympathique” (c'est très clairement lui qui va porter ce sens commun que l'on appellera “bon sens” ). Enfin, on va “renverser le chapeau magique” (l'opération relève donc de la de prestidigitation) et exhiber “l'image d'une armée triomphante, drapeaux au vent […] à laquelle on ne peut être que fidèle”. Pour la seconde parlez d'abord étroitesse d'esprit, bigoterie, obscurantisme et puis laissez entendre qu'elle est malgré tout “une voie de salut pour ses victimes elles-mêmes” et justifiez de surcroît “le rigorisme moral par la sainteté de ceux qu'il accable”.
On a là une sorte d'homéopathie sociale qui consiste à admettre un peu de mal pour pouvoir dire beaucoup de bien et, de ce fait, se faire accepter avec des défauts certes (mais peu) et surtout apr beaucoup de qualités “magnifiées”. De plus, le mal que l'on reconnaît et que l'on inocule à faibles doses est accidentel, occasionnel, lié à un état passager en voie de disparition…il apparaît in fine tel “une maladie naturelle, comme excusable”. La formule magique au cœur du procédé : “un peu de mal avoué dispense de reconnaître beaucoup de mal caché”.
Total : comment on l'a vacciné
Prenons la firme Total qui vient d'annoncer dans l'espace de quelques semaines 14 milliards d'euros de bénéfices dont plus de 5 iront aux actionnaires et sa décision de supprimer 555 emplois dans un proche avenir. C'est le secrétaire d'État à l'Emploi Laurent Wauquiez qui est chargé d'inoculer la vaccine en déclarant très vite : “Qu'un groupe comme Total, qui fait plusieurs milliards de bénéfices, ne soit pas capable dans cette période d'avoir un comportement exemplaire en termes d'emploi me reste en travers de la gorge” ; et c'est le Premier ministre François Fillon qui peu après qualifie Total d'“une des plus belles entreprises françaises, une de celles qui investit le plus, une de celles qui crée le plus d'emplois et une de celles qui rapporte le plus de richesses à la France”. La valeur d'un propos de secrétaire d'Etat rapporté à celui d'un Premier Ministre étant comparable à l'importance de l'administration d'une dose de vaccin par une infirmière vis-à-vis de la science dumédecin qui a fait la prescription, on peut mesurer combien la quantité de mal que l'on admet est infime vis-à-vis du bien que l'on célèbre.
Campagnes de vaccinations
Les campagnes électorales si riches en promesses engendrent mécaniquement des campagnes de vaccination massives. Certes on commence toujours par nier le mal : par exemple on dit que la croissance est là, que le chômage se résorbe ou va reculer. Mais très rapidement il faut inoculer au bon peuple la “vaccine par comparaison”. Certes ça va mal mais moins mal que chez les voisins. C'est la description complaisante des difficultés des espagnols ou des anglais, par exemple, qui va permettre d'encenser la moindre ampleur des conséquences de la crise en France. Cela présente l'avantage de faire oublier qu'elle est due à la résistance du modèle social français, celui-là même avec lequel on prône la rupture. C'est en prélevant du malheur virulent chez les autres que l'on fabrique les meilleures vaccines pour nous. Le soulagement est immédiat !
Cependant, des accidents vaccinaux sont toujours possibles. Ainsi le président du pouvoir d'achat a tenté d'inoculer l'idée que toute déflation ( baisse des prix sur longue période) due à la crise réaliserait sa promesse de l'augmenter… puisque aprés tout, payer moins c'est comme gagner plus, non ?