Suis-je piégé ? Suis-je en train de me faire dévorer par mon propre sujet ?". Ces interrogations que Thomas Legrand se pose avec une grande honnêteté dans les premières pages de son livre* posent clairement l'éternelle question épistémologique des sciences sociales : comment objectiver quand on est soi-même dans l'objet qu'on objective ? Comment se regarder passer dans la rue depuis sa fenêtre ? Plus précisément que fait-on lorsqu'un beau matin on se découvre "sarkroniqueur" sous le regard d'un tiers, son propre fils ?
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Suis-je piégé ? Suis-je en train de me faire dévorer par mon propre sujet ?". Ces interrogations que Thomas Legrand se pose avec une grande honnêteté dans les premières pages de son livre* posent clairement l'éternelle question épistémologique des sciences sociales : comment objectiver quand on est soi-même dans l'objet qu'on objective ? Comment se regarder passer dans la rue depuis sa fenêtre ? Plus précisément que fait-on lorsqu'un beau matin on se découvre "sarkroniqueur" sous le regard d'un tiers, son propre fils ?
Un Malgré-nous du journalismeLittéralement le "sarkroniqueur" est celui qui consigne les événements politiques dont Nicolas Sarkozy est l'initiateur, dans l'ordre de leur déroulement. C'est juste une sorte de teneur de livres des faits et gestes du Prince. Nous sommes loin du journalisme rêvé. En fait c'est le degré zéro du journalisme. Clairement cette posture lui a été assignée par l'une des caractéristiques premières de son objet mû par un bougisme histrionique dans l'espace et dans le temps. Contraint d'ouvrir une nouvelle page au moment où il s'apprête à écrire un commentaire sur la page précédente, le sarkroniqueur est confiné dans la transcription quasi littérale de l'agitation élyséenne. Nécessité politique du temps et/ou stratégie anesthésiante du pouvoir, peu importe : la fonction journalistique est réduite à sa plus simple expression, émotionnelle et/ou réactionnelle, sans distance ni profondeur. Sous les rafales de signes il n'a pas le temps d'exercer valablement son esprit critique.Quand vient la prise de conscience vient alors pour le sarkroniqueur le temps d'entrer dans la sociologie de la connaissance "journalistique", je veux dire de s'interroger sur la connaissance que produisent ou peuvent produire des journalistes professionnels. Il se découvre alors au moins dans un premier temps "observateur impliqué" porteur d'un désir d'objectivité. De Malgré-nous sous contrainte il se retrouve donc "sociologue à plein temps" comme tous ceux qui réfléchissent sur leurs implications sociales. Son honnêteté intellectuelle et sa responsabilité de journaliste le conduisent alors à changer de posture et de pratique. Sa réponse consiste à décaler son commentaire dans le temps pour créer une distance temporelle. Le voilà dans une autre posture épistémologique. La parution de son livre témoigne qu'elle a engendré une véritable thèse sur le sarkozysme (avec un "y") et corrélativement sur l'antisarkozysme.Mais est-il pour autant sorti de son objet de connaissance ? L'enfermement dans cet objet est-il seulement le résultat de la pression quasi-physique du flot de signes qui submerge l'espace social ? La mise à distance temporelle dans un tel espace imprégné par les faits et gestes de Sarkozy, par ses discours et les discours contraires est-elle un gage d'objectivité ? Nous voilà de plain pied dans une de ces "questions de sociologie" qui ont occupé spécialement Pierre Bourdieu** … Et si j'évoque Bourdieu c'est bien parce que le journaliste m'y invite en se posant dans la foulée cette nouvelle question : "ne surferais-je pas sur la vague sarkozyenne tout en l'alimentant pour vendre du papier ?". Un examen réflexif de conscience dans le droit fil de l''épistémologie sociologique selon Bourdieu.Observation participante ou objectivation participante ? Ces deux concepts sont examinés dans le court post-scriptum de l'ouvrage. Il y énonce d'emblée de façon impérative que "l'objectivation du rapport subjectif à l'objet fait partie des conditions de l'objectivité". C'est pour lui "la première de toutes les conditions de la scientificité de toute science sociale". Un axiome respecté par Thomas Legrand qui se demande si finalement il ne voudrait pas "vendre du papier". Lui accordant le crédit qu'il n'est pas dans ce cas nous resterons inévitablement sur notre faim, car la signification de cet acte d'écriture est dans ses conséquences pratiques, qui sont encore à venir, tous les pragmatistes authentiques vous le diront …L'observation participante a été présentée comme une réponse possible aux problèmes posés par la nature de l'objet social. Elle postule qu'il n'y a pas de connaissance véritable sans immersion, naturelle ou provoquée, dans son objet. L'école de Chicago l'a popularisée. Si l'on en revient à Thomas Legrand, il est bien clair qu'il a pris conscience d'être dans la position d'un observateur-participant ("dévoré", il n'y a pas mieux) mais empêché pratiquement de rendre un avis critique sur la matière observée. Bourdieu qui voit l'observation participante "comme une immersion nécessairement mystifiée" n'aurait certainement pas eu de mots assez durs pour dénoncer le sarkozysme, un objet social expressément construit pour échapper à la critique.En revanche Bourdieu préconise (et trace les limites) de l'objectivation participante. Le sociologue –et aussi le journaliste qui est une sorte de sociologue du temps court- "n'a de chance de réussir son travail d'objectivation que si, observateur observé, il soumet à l'objectivation non seulement tout ce qu'il est, ses propres conditions sociales de production et par là les 'limites de son cerveau', mais aussi son propre travail d'objectivation, les intérêts cachés qui s'y trouvent investis, les profits qu'ils promettent". Thomas Legrand ne va pas jusque là ; il en prend manifestement le chemin, montrant la voie à sa profession.Quoi qu'il en soit l'écho de son livre permet de penser que le piège est éventé, du moins pour ceux qui n'y trouvent pas intérêts et/ou profits à s'y laisser enfermer.*Ce n'est rien qu'un président qui nous fait perdre du temps, Stock, 2010.**Post-scriptum de "Langage et pouvoir symbolique" Points, Essais, 2001 p. 398-403.
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