Cette « société civique » -terme imaginé par le philosophe essayiste Patrick Viveret -joue dans la société française, via ses composantes, un rôle très actif et assez méconnu. Elle regroupe ainsi des organisations de l'économie sociale et solidaire, des mouvements citoyens, des collectifs en lutte pour des causes relevant de l'intérêt général, certaines ONG, des laboratoires d'(idées et des personnalités ou des clubs politiques. Depuis des decennies, elle innove et essaie de faire passer dans les pratiques quotidiennes ou au sein des institutions des concepts, des idées, des méthodes, des propositions de réformes économiques, sociales et politiques. Elle constitue un formidable outil de socialisation pour beaucoup de citoyens qui cherchent à être utiles, mais qui sont éloignés des organisations politiques traditionnelles. Ses composantes remplissent souvent sur le terrain et auprès des habitants des missions d’information, d’éducation populaire et d’assistance pour ce qui concerne les difficultés de vie quotidienne de bon nombre de nos concitoyens. Enfin, les luttes auxquelles ses composantes participent nourrissent les mutations sociétales nécessaires. Sa faible visibilité résulte de sa très grande fragmentation, des difficultés à se fédérer, et du peu d’intérêt du système médiatique grand public pour ses activités. A noter aussi qu’elle échappe aux données statistiques officielles par le fait qu’une part de subjectivité entre dans sa définition ; ce qui rend difficile un suivi de ses évolutions, de ses activités et de leurs impacts. Enfin la plupart de ses modèles économiques repose sur des subventions et des aides extérieures, en raison de la faiblesse des activités marchandes en son sein, et de son positionnement au service du bien commun. D’où des difficultés permanentes de fonctionnement aggravées dans notre contexte néolibéral par la mise en concurrence entre unités au travers d’appels à projets, des difficultés de reconnaissance d’un véritable statut pour le bénévolat, et d’une certaine méfiance des politiques à l’égard de ce type d’organismes qualifiés a priori de contestataires.
Trois événements récents ont eu des conséquences importantes sur cette « société civique »et ses composantes ainsi que sur la perception qu’on peut en avoir ;
- La crise sanitaire du Covid 19: elle a suscité des besoins croissants d’entraide et de solidarité dans la proximité et de très nombreuses associations et petites entreprises y ont répondu, parfois avec les moyens du bord. Cela a laissé des tracas en matière de visibilité et de reconnaissance.
- Les élections législatives 2024: la possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite portant des valeurs à l’opposé des siennes et affichant des propositions mortifères pour la survie de beaucoup de ses composantes a vu une forte réaction de la « société civique ». D’abord par des actions de plaidoyer et la mise au point d’argumentaires basés sur l’expérience, un soutien actif au Nouveau Front Populaire (NFP) et même la prise en charge effective d’actions de campagne politique en suppléance de partis politiques ayant du mal à coordonner leurs actions. Il faut aussi signaler la constitution spontanée de collectifs citoyens sans véritables liens organisationnels avec le NFP autres que l’appellation. Et surtout, pour mieux parler d’une seule voix à la population, des regroupements inédits se sont fait jour, avec la volonté de mêler actions citoyennes et actions syndicales. C’est ainsi que la Ligue des Droits de l’Homme a pu émettre des appels signés d’un très grand nombre de composantes diverses, incluant même des regroupements existants. On retrouve la plupart de ces signataires dans la coalition 24. Celle-ci a constitué en quelque sorte la base du front républicain du côté de la société civile organisée. Cette coalition s’était opérée dans un passé récent face au danger de l’extrême droite entre l’alliance écologique et sociale (suite de « Plus jamais ça » initiée à l’époque par la CGT, Greenpeace et Attac) et de l’autre côté « le Pacte pouvoir de vivre impulsé par la CFDT et 66 organisations écologiques et sociales. À l’époque la centaine d’organisations réunies autour de seize mesures immédiates demandaient aux forces politiques un point régulier par rapport à ces demandes. Les partis politiques n’ont pas véritablement répondu à cette demande, malgré des discours affirmant la nécessité de liens structurels plus étroits entre associations, syndicats et formations politiques de gauche.
- La préparation du budget 2025 et les débats qui ont suivi à propos de « la dette »financière publique ont mis en évidence de manière plus concrète les sérieux reculs sociaux projetés et les énormes lacunes concernant les investissements publics à mobiliser pour la lutte bioclimatique et l’adaptation aux difficultés résultant d’une crise écologique devant toucher plusieurs générations. La prise de conscience du caractère dépassé et inadéquat des solutions gouvernementales gagne peu à peu de nombreux pans de notre société.
Ces événements ont montré à toutes les composantes de cette « société civique » tout à la fois sa force et sa fragilité. Sa force par une prise de conscience mieux partagée de la place qu’elle tient dans les territoires et par l’impact de ses actions collectives. Sa fragilité par sa dépendance au système capitaliste marchand et aux décisions politiques.
En même temps, la question de la vitalité de la démocratie à la base via les associations et les collectifs citoyens à l’échelle des municipalités de la gestion des communs que sont la qualité de l’air, la qualité de l’eau, l’accès aux services publics a pris de la force. C’est aussi le cas pour des expérimentations de démocratie délibérative, comme on l’a vu par exemple avec les propositions apportées par la Convention citoyenne sur le climat. Cette problématique du renouveau démocratique a d’ailleurs un caractère international. Dans beaucoup de lieux, et souvent dans des métropoles, comme Barcelone, Copenhague ou Berlin, on voit émerger des expériences de gestion partagée des communs, sous la pression des citoyens. Des villes réussissent à introduire des normes ambitieuses sur la circulation des automobiles ou en matière d’urbanisme. Ces régulations concertées démocratiquement à une échelle locale peuvent faciliter les nécessaires transformations à l’échelle nationale et internationale.
Dans ce mouvement qui s’amorce, la « société civique » a un rôle important à jouer, à condition de se remettre en question.
En effet, si on trouve dans notre pays une multitude d’expérimentations territoriales sur le « comment faire autrement » en matière de santé, d’alimentation, d’éducation, d’action sociale, de mise en place de nouveaux modèles économiques, …, parfois comme contre-projets à l’occasion de luttes environnementales, leur fragmentation les marginalise aux yeux du grand public, alors qu’elles représentent la gestation d’autres modèles de sociétés. Il est donc capital que, tout en préservant les caractéristiques essentielles des organisations qui les mènent, des structurations nouvelles de la « société civique se définissent et se mettent en place pour partager les résultats obtenus, se doter d’outils communs, mutualiser des dispositifs de financement et expliciter le sens de leurs actions pour mieux les valoriser à des échelles plus larges.
De plus et surtout, ces démarches ne peuvent reposer seulement sur un noyau actif de militants convaincus et de professionnels sensibles à l’intérêt général. Elles doivent s’insérer au sein de processus démocratiques nouveaux à mettre en place dans les territoires et au niveau national. Chaque citoyen doit se rendre compte des pouvoirs qui sont les siens et en assumer les droits et devoirs. Il n’est pas un simple consommateur de services, comme le système actuel l’y pousse ; il est l’acteur principal de la vie en société organisée, acteur qui a des capacités d’interventions multiples sur la vie publique, en rapport avec sa propre existence et celle de ses concitoyens. Il appartient donc à la « société civique » de promouvoir l’éducation civique et les méthodes de mobilisation qui permettent de donner corps au concept de « citoyenneté active ». De même, c’est bien le fonctionnement de la vie publique et des modes de décisions pour tout ce qui touche à l’organisation de la cité, donc au politique, mais aussi aux desseins collectifs d’une nation, qui doit être remis en cause. La démocratie n’est pas à réinventer ; les formes nouvelles en ont été expérimentées ça et la et on peut en faire l’évaluation ; il s’agit à présent de les mettre en place dans les institutions publiques, mais aussi dans les entreprises. Là aussi, la « société civique » a un rôle éminent à jouer de plaidoyer et de proposition, mais aussi de diffusion et de sensibilisation.
Rien de tout cela n’est hors de portée. C’est même une condition nécessaire pour affronter les énormes défis bioclimatiques et sociaux qui nous font face. Il existe suffisamment de talents dans les associations, les milieux artistiques, intellectuels et scientifiques, chez les syndicats ouvriers et chez des entrepreneurs conscients des nécessités du changement, chez les agents du service public, parmi le personnel politique pour définir les modes opératoires permettant de lancer une vraie dynamique sociétale en mettant sous le boisseau la recherche du pouvoir. Déjà, des regroupements existants au sein de cette « société civique » comme le Mouvement de l’Économie Solidaire, le Collectif des Associations Citoyennes, l’Archipel des Confluences, le Collectif pour une Transition Citoyenne, le Pacte Pouvoir de Vivre, et quelques autres organisations ont pris conscience de la nécessité d’une nouvelle étape stratégique impliquant davantage de coopérations, d’actions communes, de recherche de visibilité, de partage d’évènements et de moyens humains, techniques et financiers. Des échanges sont en cours durant cette fin d’année 2024 pour voir comment engager cette nouvelle étape. C’est un facteur d’espoir qui pourrait, s’il se concrétisait, impacter la société française dans son ensemble. Comme l’a évoqué Claude Alphandéry dans un message rendu public un peu un peu avant sa mort, « faites comme si vous ne pouviez pas échouer »