Les révolutions dans les pays arabes n'ont pas seulement des conséquences géopolitiques et macroéconomiques. Leur médiatisation intensive alliée au caractère inattendu et exceptionnel de ces événements produit déjà des effets très puissants sur les acteurs certes mais aussi et surtout sur l'image de l'ethnie majoritairement en mouvement : les arabes. En fait ce sont les idées reçues, celles qui fleurissent dans les cafés du commerce, qui sont fortement altérées voire retournées. Bref on ne sait si les arabes ont vraiment changé mais une chose est sûre : le regard que l'on porte dorénavant sur eux a changé ... et probablement pour longtemps ...
D'une servitude l'autre
C'était la première des idées reçues : les peuples arabes étaient promis à la servitude devant des dictateurs, des émirs ou des fondamentalistes musulmans. C'était pour ainsi dire leur destin et même on pensait qu'ils y consentaient "naturellement" (Inch Allah ...). Leur histoire immuable devait s'inscrire dans cette ornière, leurs apports positifs reconnus au progrès de l'humanité se perdant dans les temps anciens de l'algèbre et de la maîtrise de l'eau. L'idée que ces peuples pouvaient prendre leur destin en mains eux qui n'avaient pas été éclairés par les Lumières était dans un impensé absolu et assorti d'une probabilité quasi nulle ... Et pourtant ...
Des bienfaits combinés de l'éducation et de l'internet
Le suicide par immolation de Mohamed Bouazizi fut l'analyseur du désespoir de la jeunesse tunisienne dont on ne soupçonnait pas l'ampleur. L'héroïsme social se substituait subitement à l'héroïsme islamique des chahîd qui se font sauter avec leur ceinture d'explosifs. On ne soupçonnait pas à quel point la situation était critique. S'ensuivit grâce à la loupe médiatique, à travers reportages et interviews, la découverte d'un niveau de parole exprimant une conscience aigüe de la souffrance sociale. La jeunesse tunisienne éduquée, diplômée et en déshérence -mais pas seulement elle- apparût en pleine lumière ; on découvrit à l'instant combien elle avait su utiliser les technologies des réseaux sociaux pour fusionner et créer un pôle fort de résistance à l'oppression. Le phénomène majeur était dorénavant l'irruption de la question sociale dans le monde arabe et ses corollaires s'imposèrent dans la foulée : revendications de liberté, de dignité et naturellement l'espérance démocratique.
Des références déroutantes
Dans le Monde du 18 janvier, Jean Tulard, historien, spécialiste de la Révolution française n'hésite pas à titrer sur "L'an 1789 de la révolution tunisienne" une comparaison revendiquée par bien des manifestants. Il cautionne ainsi de tout son poids de grand scientifique la lecture spontanée des éditorialistes. Une légitimation qui rejoint celle du sens commun formé par les livres d'histoire et l'imagerie d'Epinal qui glorifient la grande Révolution Française. L'association avec le grand mythe révolutionnaire se fait par une 'homologie évidente de formes : foules en fusion hérissées de drapeaux et de messages revendicatifs, diatribes contre les tyrans, sentiment d'irruption d'une parole libre longtemps refoulée, création d'une opinion publique (grâce aux réseaux sociaux) ... Des peuples asservis se mettent en mouvement : l'Histoire repasserait les plats ? Cela reste à vérifier car aujourd'hui des religieux fanatiques qui ne sont pas du côté du tyran ont pris de l'avance sur la question sociale en soulageant les maux du peuple ...
Fin d'un oxymore
Cependant le premier et principal effet des révolutions arabes sur nos visions du monde porte moins sur le terme "révolution" que sur le terme "arabe". Car ce qui est modifié en profondeur par leur conjonction c'est la signification de leur association. En effet, jusqu'ici, accoler ces deux mots avait valeur d'oxymore c'est-à-dire d'union improbable de contraires ; mais dorénavant les "arabes" sont éligibles à une révolution du type de celle que la France a connu. Et cela vaut autant pour les arabes de la place Tahrir que pour les arabes que nous côtoyons tous les jours en route, de bon matin avec leur panier-repas ou plus tard dans la journée avec une casquette à l'envers.
Ce nouveau regard implique l'irruption des nouveaux arabes dans le champ social : cela ne se fera pas sans conséquences pratiques ; nous ne tarderons pas à les enregistrer ...